« Notre ennemie, la femme ». – À propos d’une conférence d’André Lorulot (1921). — Suivi de la conférence de Lorulot
Article mis en ligne le 7 octobre 2016
dernière modification le 27 octobre 2016

par René Berthier

Le 12 février 1921, un mois avant l’écrasement de l’insurrection de Kronstadt, alors que commence la grande offensive bolchevique contre l’armée makhnoviste, l’anarchiste individualiste André Lorulot tient une conférence dont le sujet est : « Notre ennemie : La femme », et dont le sous-titre est en lui-même un poème : « La femme contre l’individualité, contre la propagande, contre la vie logique – Les “exceptions” : le vrai Féminisme. »

« Notre ennemie, la femme »

Conférence d’André Lorulot (1921)

Précédée d’un commentaire critique

de René Berthier

« En plus du défaut fondamental de la psychologie actuelle – l’extrême individualisme, l’égocentrisme érigé en culte –, la crise sexuelle s’aggrave encore de deux autres facteurs typiques de la psychologie contemporaine : l’idée des droits de propriété d’un être sur un autre et le préjugé séculaire sur l’inégalité des sexes dans toutes les sphères de la vie, y compris le domaine sexuel. »
(Alexandra Kollontaï)

Au début de 1919 s’était créé un Parti communiste qui se déclarait section française de l’Internationale communiste et ne comptait quasiment que des anarchistes. En décembre 1919 ce parti communiste se transforme en une Fédération communiste des soviets ayant une structuration fédérale. Inutile de dire que cette organisation ne fut pas reconnue par Moscou... Nombre de militants libertaires connus pour leur intransigeance à défendre l’individu se convertissent – momentanément pour la plupart – en partisans de la dictature du prolétariat, parmi lesquels André Lorulot, E. Armand, Mauricius et Charles-Auguste Bontemps, ce dont aucun ne se vantera par la suite. Lorulot écrira que « la dictature de fer du prolétariat » sera une « dictature des élites sur les brutes », montrant par là une vision essentiellement élitiste et méprisante pour les masses.

« Cela nous rappelle un manifeste signé vers 1922 par des personnalités du mouvement individualiste français, parmi lesquelles figuraient Manuel Dévaldès et André Lorulot, personnalités qui se déclaraient, sans y adhérer, favorables au régime bolchévique, alors en train d’assassiner la Révolution russe, et attaquaient Sébastien Faure qui menait campagne contre cet assassinat... » (Gaston Leval, « la Crise permanente de l’anarchisme ».)

Le 12 février 1921, un mois avant l’écrasement de l’insurrection de Kronstadt, alors que commence la grande offensive bolchevique contre l’armée makhnoviste, l’anarchiste individualiste André Lorulot tient une conférence dont le sujet est : « Notre ennemie : La femme », et dont le sous-titre est en lui-même un poème : « La femme contre l’individualité, contre la propagande, contre la vie logique – Les “exceptions” : le vrai Féminisme. »
Bien sûr, pendant l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt et du mouvement makhnoviste, la vie continue, en France, même pour les anarchistes. Gaston Leval mentionne d’ailleurs « un manifeste signé vers 1922 par des personnalités du mouvement individualiste français, parmi lesquelles figuraient Manuel Dévaldès et André Lorulot, personnalités qui se déclaraient, sans y adhérer, favorables au régime bolchévique, alors en train d’assassiner la Révolution russe, et attaquaient Sébastien Faure qui menait campagne contre cet assassinat ... »

Bien sûr, il n’y a aucun rapport entre les événements de Russie et d’Ukraine et la conférence de Lorulot, mais celle-ci est assez révélatrice, à une époque de grands bouleversements internationaux et d’intense agitation sociale, à la fois des préoccupations d’une partie du mouvement libertaire français de l’époque et de la façon dont il abordait les problèmes. Lorulot ne songe pas à traiter de la condition de la femme dans la société capitaliste, mais aborde la question sous un aspect complètement biaisé, sa prétendue situation d’ennemie de l’homme, qu’il va tenter de démontrer.
Nous analyserons le contenu du texte de Lorulot en faisant à l’occasion la comparaison avec les positions d’un autre auteur, la militante bolchevique Alexandra Kollontaï, qui publia l’année-même de la conférence de Lorulot un livre sur la condition de la femme .
Nous ferons également référence à August Bebel, le social-démocrate allemand, dont le livre La femme dans le passé, le présent et l’avenir, écrit en 1879, fut publié dans sa traduction française en 1891, et dont Lorulot aurait pu avantageusement prendre connaissance, ce qui lui aurait évité de dire bien des âneries. Ces comparaisons ne visent pas à montrer l’incomparable supériorité en général de l’approche marxiste de la question mais l’incomparable stupidité en particulier de l’approche individualiste de Lorulot.

La conférence de Lorulot a été publiée en brochure, et l’auteur en précise le titre au début de son intervention : « Comme vous le savez, la conférence de ce soir doit porter sur le sujet suivant : “Notre Ennemie : la Femme ; la Femme contre l’Individualité, contre la Propagande, contre la Vie logique. Les ‘exceptions’. Le vrai Féminisme. ” »

Le texte de la brochure se divise en deux parties. La première (pp. 6-15) recense un certain nombre de citations – toutes négatives évidemment – d’auteurs qui ont parlé de la femme, d’Euripide à Sénèque, de Tacite à Rabelais, de La Bruyère à Alexandre Dumas, jusqu’à Proudhon, évidemment.

Lorulot précise qu’il ne prend pas à son compte leurs affirmations : « Je suis loin de me rallier à tous les textes dont je vais vous donner lecture », dit-il. « Il n’en est pas moins intéressant de les connaître, afin de pouvoir mieux les discuter et conclure ensuite. » Il est vrai que Lorulot ne reprend pas tous les textes à son compte, mais quelques-uns quand même. Lorsque Balzac dit : « Il y a toujours un fameux singe dans la plus jolie et la plus angélique des femmes », Lorulot commente « On ne peut nier, certes, que la femme soit fort experte sous le rapport des “singeries”. Elles lui permettent de plaire, de flirter avec l’homme, de conquérir celui-ci... L’Amour ! Se faire aimer et désirer ! Tout est là pour la femme... » (p. 12.)
Lorsque Renan déclare qu’« au lieu de demander aux hommes de grandes choses, des entreprises hardies, des travaux héroïques, elles leur demandent de la richesse, afin de satisfaire un luxe vulgaire », Lorulot commente : « ce n’est pas à tort, semble-t-il, que Renan reproche à la femme d’être un obstacle à l’idéalisme masculin. Comment en serait-il autrement ? Comment pourrait-elle exhorter son compagnon à accomplir des actes dont elle ne peut comprendre la valeur et la beauté ? » (p. 13.)

André Lorulot se place dans la lignée de Proudhon pour ses positions misogynes et anti-féministes. Une telle attitude était cependant loin d’être une norme dans le mouvement libertaire. L’anarchiste Joseph Déjacque (1821-1864) s’en est férocement pris à Proudhon sur ce point et ce qu’il en dit dans un texte datant de 1857 pourrait s’appliquer à Lorulot. Déjacque attaque fort, et sous la ceinture : il traite carrément Proudhon de refoulé sexuel :

« Autre Jeanne-d’Arc du genre masculin, qui, dit-on, avez pendant quarante ans gardé intacte votre virginité, les macérations de l’amour ont ulcéré votre cœur ; de jalouses rancunes en dégouttent… »

Et il n’en reste pas là :

« Tenez, père Proudhon, voulez-vous que je vous le dise : quand vous parlez de femmes, vous me faites l’effet d’un collégien qui en cause bien haut et bien fort, à tort et à travers, et avec impertinence pour se donner des airs de les connaître, et qui, comme ses adolescents auditeurs, n’en sait pas le plus petit mot. Après avoir pendant quarante ans profané votre chair dans la solitude, vous en êtes arrivé, de pollution en pollution, à profaner publiquement votre intelligence, à en élucubrer les impuretés, et à en éclabousser la femme . »

Revenons à Lorulot : après un catalogue indigeste de lieux communs sur la femme, il passe, à partir de la page 16, au développement de ses propres idées sur la question, non sans s’appuyer au préalable sur une page entière de citations de Han Ryner, dans lesquelles on apprend que la femme est bavarde, infantile, exclusive, vaniteuse, rusée, etc.

Cette seconde partie du texte de Lorulot est elle-même divisée en deux :

– une partie consacrée à des considérations générales (pp. 17 - 22)

En six pages, voici le catalogue des qualificatifs dont la femme est affublée :
Gracieuse, bavarde, vaniteuse, superficielle, coquette, sanguine, nerveuse, émotive, incapable « d’effort soutenu du cerveau », d’attention prolongée, accordant une importance exagérée pour la vie sexuelle, intelligence moins profonde, vive, pénétrante, finesse, psychologue, intuitive, pas créatrice, pas inventive, comédienne, qualités d’imitation, dupe l’homme, charme, beauté .
Il n’est pas particulièrement tendre avec les hommes non plus, parmi lesquels « on en trouve un nombre considérable qui ne sont guère plus évolués » [que la femme]. Voici ce qu’il en dit dans ces six mêmes pages : il est moins bavard, sujet à l’alcoolisme, au tabagisme ; il est suiveur, crédule, fanfaron, impulsif, intolérant. « Rien ne les autorise assurément à parler de la femme avec un tel dédain », commente Lorulot. Néanmoins, l’homme cherche à s’éduquer, lit des livres, s’instruit, s’organise, lutte, détient la force et l’énergie, se mêle au combat social.
Lorulot s’oppose à la thèse selon laquelle la femme, ayant une boîte crânienne d’un volume inférieur à l’homme, serait « scientifiquement parlant, inférieure à l’homme ». Cela ne prouve pas grand chose, dit-il, car « les plus vastes crânes ne renferment pas toujours les intelligences les plus vives ». Les « différences organiques » ne « permettent pas d’affirmer que la femme est inférieure, ni supérieure (ainsi que le prétendent certaines féministes) à l’homme. Elle est différente, telle est l’exacte vérité et il n’est au pouvoir de personne d’effacer cette différence ou de faire qu’elle n’existe pas ». (p. 18.)
Lorulot constate qu’il y a « une sorte de vanité puérile, de la part de l’homme, à rabaisser (...) sa compagne ». Il pense également qu’il y a aussi « une crainte évidente de sa concurrence dans certains métiers ». Lorulot reconnaît que la femme « est capable d’exercer honorablement la plupart des métiers » et qu’elle n’est pas inférieure à l’homme « d’une façon générale ».
L’argument de « l’infirmité mensuelle » pour interdire l’accès de certains métiers à la femme ne tient pas non plus, car « chez les femmes qui vivent une vie rationnelle ces troubles mensuels n’existent pas ». Par vie rationnelle, Lorulot entend une vie saine, active.
Lorulot se défend donc de se rallier « à la thèse de ceux qui considèrent le femme comme un élément très (sic) inférieur, presque voué à l’imbécillité ». Il se contente d’affirmer la différence entre l’homme et la femme, différence nécessaire pour que « l’attraction sexuelle puisse se faire ». Il reste tout de même que « la femme doit symboliser le charme, la beauté, la grâce, tandis que l’homme représente la force et l’énergie » (p. 21), en quoi il ne se distingue guère de l’idéologie dominante que dénonce Kollontaï : « Nous nous sommes habitués, dit-elle, à évaluer la femme non comme personnalité, avec des qualités et défauts individuels, indépendants de ses sensations psycho-physiologiques, mais seulement comme un accessoire de l’homme. L’homme, le mari ou l’amant, projette sur la femme sa lumière reflétée ; c’est lui, et non elle-même, que nous considérons comme le véritable élément déterminant de la structure spirituelle et morale de la femme. » (177)

Il est faux, dit Lorulot, que les femmes qui ont étudié deviennent laides, « hommasses ». Au contraire, c’est parce qu’elles sont laides, « qu’elles n’ont pu se consacrer à l’amour d’une façon aussi exclusive que les autres femmes, qu’elles ont cherché un dérivatif dans la science et dans l’étude. » (p. 22.) On retrouve là tous les poncifs les plus éculés sur la question, que malheureusement bien des hommes véhiculent encore. Lorulot ne voit cependant pas d’inconvénient à ce qu’une femme « aille plus souvent dans les bibliothèques que dans les grands magasins », « tout au contraire ! ».

La lettre de Déjacque à Proudhon avait été motivée par la réaction de ce dernier contre Jenny Héricourt qui, à l’âge de quarante ans, avait décidé de faire des études de médecine ; Proudhon avait vigoureusement réagi contre cette femme qui ne restait pas à sa place. Déjacque ajoute :

« Pour cette foule d’hommes sans cœur et sans intelligence, elle avait péché par trop de cœur et trop d’intelligence : on lui jeta la pierre ; et bien rarement il lui fut donné de rencontrer l’homme-type qui, la prenant par la main, lui dit : femme relevez-vous, vous êtes digne d’amour et digne de la Liberté. » Déjacque dit expressément que c’est l’homme qui est la cause de l’oppression des femmes : « à ce niais badaud coureur de foires, ce qu’il faut c’est une figure de cire enluminée et empanachée ; à ce gastronome de bestialité, en extase devant les étals de boucheries, ce qu’il faut, vous dis-je, c’est un quartier de veau orné de guipures ! »

Chez Lorulot, l’argument selon lequel c’est l’homme qui maintient la femme en état d’infériorité est rejeté de manière assez curieuse. Lorulot reconnaît que, maintenue sous la tyrannie la plus brutale, dans l’impossibilité d’étudier, la femme ne peut « développer son cerveau ». Mais il suggère également que « si la femme a été assujettie par l’homme, c’est que, déjà, elle lui est inférieure ». (Dès lors, on comprend mieux ce que voulait dire Lorulot lorsqu’il écrivait que la femme n’est pas très inférieure à l’homme...) Cette thèse, dit-il, « n’est pas non plus sans valeur » : Lorulot évoque le fait que dans la vie sociale, ce ne sont pas les hommes les plus robustes qui l’emportent mais les plus intelligents... (p. 22.)

Le texte de Lorulot est significatif, par ce qu’il dit, de l’idéologie développée par une partie du mouvement libertaire de l’époque sur la condition de la femme. Il est également significatif par ce qu’il ne dit pas. Travaux domestiques après une journée harassante à l’usine ou dans l’atelier, mortalité infantile, fausses couches dues aux travaux pénibles, avortements clandestins souvent mortels sont les détails quotidiens de la vie des femmes prolétaires, dénoncés par Kollontaï, mais dont Lorulot ne semble pas avoir connaissance. « L’extension des infanticides, la croissance de la prostitution sont des faits d’un seul et même ordre, des moyens d’adaptation passive à l’infernale réalité qui entoure l’ouvrier », dit Kollontaï.

On comparera avec ce que disait Joseph Déjacque à Proudhon soixante-dix ans plus tôt :

« Elevez la voix, au contraire, contre cette exploitation de la femme par l’homme. Dites au monde, avec cette vigueur d’argumentation qui a fait de vous un athlétique agitateur : dites-lui que l’homme ne pourra désembourber la Révolution, l’arracher de sa fangeuse et sanglante ornière, qu’avec l’aide de la femme ; que seul il est impuissant. »

Chez Lorulot il n’est pas non plus question de contraception. Pourtant l’anarchiste russe Emma Goldman n’hésitait pas à en parler. Elle raconte que, aux États-Unis, lorsque les mineurs dynamitèrent le local de la Fédération des mineurs de l’Ouest dont les dirigeants étaient corrompus, pour organiser un nouveau syndicat, la participation aux réunions augmenta considérablement et, dit-elle « un grand nombre de femmes assistaient aux conférences, surtout à celles qui portaient sur le contrôle des naissances. Autrefois, elles n’auraient même pas osé aborder ces problèmes en privé. Maintenant, dans une assemblée publique, elles prenaient la parole pour dénoncer leur rôle de bêtes domestiques et de reproductrices » (p. 174).
Jamais Kollontaï n’évoque la question de l’homosexualité. Le sujet devait être trop tabou dans son milieu. Ne parlons pas de Lorulot.

Pourtant Emma Goldman n’hésitait pas à en parler dans ses conférences. Elle raconte que, lorsqu’elle évoqua la question pour la première fois, la censure était venue de ses propres rangs : « L’anarchisme était suffisamment calomnié, et on accusait déjà les militants de dépravation : mes camarades pensaient qu’il ne fallait pas ajouter aux malentendus en défendant la cause des perversions sexuelles... Moi, je croyais à la liberté d’expression et la censure dans mon camp avait pour moi le même effet que la répression policière. Elle me renforçait dans ma volonté de défendre ceux qui sont victimes d’injustice sociale comme ceux qui sont victimes de préjugés puritains. » ( p. 175.)
Dans la conférence de Lorulot, la femme n’apparaît pratiquement pas comme une ouvrière, sauf dans une courte allusion : « On n’est pas très large dans les milieux ouvriers, et nous avons souvenir des luttes menées, par exemple, par les imprimeurs, pour empêcher la femme de gagner sa vie normalement dans les ateliers, aux côtés des hommes » (p. 19). Mais le sujet que traite Lorulot n’est pas la condition sociale de la femme, au contraire de Bebel qui met en évidence les chiffres de « l’énorme extension prise graduellement par l’emploi de la femme dans l’industrie » ; « Habituées dès la maison, par les travaux de ménage, à ce que la durée du travail n’ait pas de limite, les femmes se laissent imposer, sans résistance, des exigences croissantes. » (p. 151.)
Le socialiste allemand montre que l’introduction de la main-d’œuvre féminine dans la production industrielle répondait à l’origine aux mêmes impératifs que plus tard celle de la main-d’œuvre immigrée : plus grande malléabilité que la main-d’œuvre masculine traditionnelle, soumission, combativité inférieure, salaires inférieurs.
A la plus grande malléabilité de la main-d’œuvre féminine s’ajoute, selon Bebel, des qualités spécifiquement féminines, dextérité, habileté, etc., que le « vertueux capitaliste » sait pleinement apprécier : « et c’est ainsi qu’avec le développement de notre industrie la femme trouve d’année en année à s’employer davantage, et – ceci est péremptoire – sans améliorer d’une façon notable sa situation sociale. Partout la main-d’œuvre féminine est employée, elle évince régulièrement la main-d’œuvre masculine. Celle-ci, supplantée de la sorte, veut vivre ; elle s’offre moyennant un salaire plus bas. » (150.)
Le texte de Bebel a été écrit bien avant Première guerre mondiale depuis, la part de travail féminin dans l’industrie a considérablement augmenté. Si Lorulot pense que la femme doit « gagner sa vie normalement dans les ateliers, aux côtés des hommes », la femme travailleuse salariée ne semble avoir aucune influence dans la représentation qu’il se fait de la femme. L’image qu’il donne de la femme dans son texte n’inclut à aucun moment l’ouvrière, la salariée, l’exploitée, aspect qui est complètement évacué.
Pourtant, dit Bebel,

« ... le chiffre des femmes employées en lui-même, aussi bien que celui des genres d’occupation qui leur sont accessibles dans l’industrie, dans les diverses professions et dans le commerce, est en voie de prendre une extension rapide. Et ce développement ne s’applique pas seulement à cette catégorie de travaux qui conviennent davantage à la femme, en raison de sa faiblesse physique, mais il embrasse encore, sans tenir compte de cette situation, toutes les fonctions dans lesquelles l’exploitation moderne croit pouvoir retirer de la femme une plus grande somme de profits. A cette catégorie appartiennent les genres de travaux les plus désagréables et les plus nuisibles à la santé. Voilà qui contribue encore à réduire à sa véritable valeur cette conception fantastique par laquelle on ne voit dans la femme que l’être délicat et doucement sensible, tels que les poètes et les romancier le dépeignent, pour chatouiller les sens de l’hommes. » (152.)

– une partie consacrée à la démonstration à proprement parler de la femme comme « ennemie » de l’homme (pp. 23 - 30)

« Ce n’est pas nous qui sommes les ennemis de la femme et qui la combattons. C’est elle au contraire qui se dresse devant nous comme une adversaire permanente », dit Lorulot. L’homme devient ainsi la victime de la femme...
Elle s’oppose à tout effort en vue de l’affranchissement individuel et social. Elle est l’ennemie de la révolte et de la propagande, du perfectionnement moral et intellectuel, de l’éducation, de la vie plus consciente. La femme est conservatrice, timorée, servile et respecte la tradition. Elle est bigote, veut que les enfants aillent au catéchisme.
Elle décourage le gréviste, elle est un facteur de résignation et de soumission. Les femmes, dit Lorulot, au lieu de « remonter le moral des hommes en lutte avec le patronat, les découragent » (p. 23).
Alexandra Kollontaï évoque elle aussi le drame que constitue une grève pour une famille d’ouvriers, mais dans une tout autre perspective. Il y a, dit-elle, de « fréquents conflits entre les intérêts de la famille et ceux de la classe – dans les grèves, par exemple, dans la participation à la lutte » (p. 181). Lorsqu’un capitaliste retire son argent d’une affaire dans l’intérêt de sa famille, la morale bourgeoise juge cet acte favorablement. « Placez maintenant, en comparaison avec cette manière de voir, l’attitude des ouvriers envers le briseur de grève, allant au travail pendant une grève, à l’encontre de ses camarades, pour sauver sa famille de la faim. Les intérêts de la classe sont ici au premier plan. » Kollontaï donne encore l’exemple du mari bourgeois qui, par sa condition aisée, éloigne sa femme de toute autre préoccupation que la cuisine et les enfants : la morale bourgeoise dira que c’est un mari idéal. « Mais quelle sera l’attitude des ouvriers envers un membre conscient de leur classe qui s’appliquerait à détourner les regards de sa femme de la lutte sociale ? Aux dépens du bonheur individuel, aux dépens de la famille, la morale de la classe ouvrière exigera la participation de la femme à la vie qui se déploie hors les murs de la maison. » (181)
L’optique de Kollontaï est radicalement différente de celle de Lorulot.
Pour ce dernier, la femme est routinière en matière l’hygiène et d’alimentation. Elle « affectionne le fouillis poussiéreux des tentures, des rideaux et des tapis ». Elle est « heureuse de consacrer son temps, tout son temps, à son intérieur, à ses casseroles, à sa toilette ! Rien d’étonnant, après cela, qu’elle n’ait pas le loisir de s’instruire et de développer son cerveau – ce qui est le cadet de ses soucis ! » (pp. 25-26.)
Quant à l’éducation des enfants, « elle n’est pas non plus à la hauteur de sa tâche ». Elle les gâte, les couvre de baisers après les avoir battus. Elle ne leur inculque aucune notion scientifique, nourrit leur esprit de sornettes.
Les femmes sont les premières victimes de l’alcoolisme des hommes, mais, demande Lorulot, « que font-elles, les femmes, contre le terrible mal ? Pas grand-chose, il faut le dire ». Notre individualiste va même plus loin : « J’estime que très souvent l’alcoolisme de l’homme est l’œuvre de la femme elle-même. » Il fallait y penser. « Si l’homme, en sortant de l’atelier, trouvait à son foyer une compagne intelligente et gaie, il ne prendrait pas le chemin du cabaret. » (p. 27.) Ignorante et bornée, la femme ne « s’intéresse qu’aux ragots des voisines ». « Si le mari veut aborder quelque sujet un peu plus élevé, elle ne répond pas ou elle détourne la discussion... »

« Quel réconfort peut trouver un travailleur auprès d’une épouse sotte et mesquine ? Aucun. Certes, cela n’excuse pas sa chute dans l’alcoolisme, mais cela l’explique. On peut affirmer que la plupart des femmes qui se plaignent de l’intempérance de leurs maris en sont indirectement responsables. L’homme ne se serait pas mis à boire si la femme avait su le retenir et le captiver, au lieu de l’accabler de récriminations déplaisantes et de réflexions sottes. » (p. 27.)

Dans la mesure où l’homme représente l’élément actif et la femme l’élément passif, cette dernière est « réfractaire, d’une façon générale, à tous les efforts de révolte et de lutte contre les préjugés. C’est sur ce terrain-là que la femme est notre ennemie ! » (p. 29.) En effet, « sur dix camarades qui abandonnent la lutte, qui se fatiguent ou qui trahissent, il y en a neuf qui obéissent à la pernicieuse influence de leur compagne... » (p. 30.)

On ne peut pas dire que la position de fond de Lorulot soit franchement réactionnaire dans la mesure où son projet reste l’affranchissement – dans une perspective très paternaliste cependant – de la femme : « au fur et à mesure où son cerveau s’affranchit, elle s’éloigne de la religion et elle cesse d’être réfractaire à la raison. L’éducation de la femme fera disparaître ce mysticisme qui n’a été que trop exploité par la réaction cléricale. » (p. 25.)

Déjacque, quant à lui, attribue l’attirance de la femme envers la religion à l’attitude même de l’homme :

« …comme la nature l’avait douée de facultés morales trop robustes pour être anéanties par le jeûne, elle s’est détournée de l’Humanité et est allée chercher dans les temples de la superstition, dans les religieuses aberrations de l’esprit et du cœur, l’aliment aux aspirations passionnelles de son âme. A défaut de l’homme rêvé par elle, elle a donné ses sentiments d’amour à un dieu imaginaire, et, pour les sensations, le prêtre a remplacé l’âne !
« Ah !s’il est de par le monde tant d’abjectes créatures femelles et si peu de femmes, hommes, à qui faut-il s’en prendre ? Dandin-Proudhon, de quoi vous plaignez-vous ? Vous l’avez voulu… »

Par ailleurs, si Lorulot trouve que la femme est menteuse, hypocrite, joue la comédie, il y voit là « une raison de plus pour que sa situation morale soit améliorée » (p. 27). « Lorsqu’elle ne sera plus sous la dépendance étroite du mâle et qu’elle pourra vivre normalement de son propre travail, elle aura moins de motifs de jouer la comédie pour duper l’homme et pour l’assujettir. » Aussi Lorulot applaudit-il sans réserve « à tout effort tenté pour libérer le femme. Elle ne doit pas être l’esclave de l’homme ».
Lorulot répète qu’il ne faut pas opposer les sexes, car ils représentent des forces qui ne se confondent pas, mais qui doivent s’équilibrer. Selon lui, « l’élément féminin, avec ses qualités de stabilité, de dévouement, d’affection, doit collaborer pleinement avec l’élément masculin, élément de transformation, de création, de force. L’ordre social, hors de leur entente, restera un vain mot. » Aussi Lorulot appelle-t-il les « femmes conscientes » à être « de notre côté ». « Qu’elles réalisent leur personnalité, qu’elles soient aussi des “individualistes”, des penseurs libres, des ouvriers de l’émancipation intellectuelle... »
En fait Lorulot, dans toute sa conférence, s’adresse aux hommes, et les conjure de choisir à bon escient « celle qui pourra prendre part à tout ce qui fait la beauté et la grandeur de votre vie ». Les hommes doivent apprendre aux femmes « à revendiquer leurs droits, non pour les dresser contre l’homme, mais pour en faire des individus conscients, qui entreront en bataille contre toutes les iniquités et qui seront nos amis et nos sœurs dévouées dans le grand combat libérateur, au lieu de paralyser nos efforts et d’émasculer nos volontés. » (p. 30.)

On peut dire que Lorulot est totalement dénué de complaisance envers la femme. On a l’impression que l’homme seul, par des qualités qui lui sont en quelque sorte naturelles, soit capable de parvenir à la conscience de la nécessité de remettre en cause l’ordre établi. Il est souhaitable que les femmes y parviennent également, dûment drivées par les hommes. Emma Goldman également est dénuée de complaisance. Mais alors que la démarche de Lorulot est fondée sur un fatras d’idées reçues, jamais sur une analyse, Goldman fait une analyse très pertinente de l’interrelation entre l’homme et la femme dans le processus d’aliénation idéologique, allant, sur ce point, infiniment plus loin que Kollontaï.
Elle rejoint d’ailleurs un point soulevé par Lorulot, la responsabilité de la femme elle-même dans son propre état de subordination. « Il est certain, dit Lorulot, que ce n’est pas une solution que de mettre tous les torts au compte de l’homme », car les phénomènes sociaux « n’obéissent pas à des causes isolées, mais à des facteurs multiples, parfois difficiles à saisir » (23). C’est le seul passage du texte de Lorulot où il y a un début de semblant d’analyse. Goldman a beaucoup choqué ses contemporaines et soulignant la responsabilité de la femme elle-même dans sa propre aliénation ; certaines femmes l’accusèrent même d’être « une ennemie de l’émancipation des femmes ».
« Je soulignais, dit Emma Goldman, que s’ils [les hommes] correspondaient au noir tableau peint par ces dames, les femmes devaient en partager la responsabilité. La première influence dans la vie d’un homme c’est sa mère. C’est elle qui cultive son sentiment d’importance. » (176.) La mère d’un enfant mâle a un comportement paradoxal : elle fait tout pour qu’il lui reste attaché, mais en même temps ne veut pas qu’il soit faible et l’encourage à être viril : « elle idolâtre chez lui les traits de caractère qui maintiennent les femmes en esclavage : la force, l’égoïsme, la vanité. Devant les contradictions de mon sexe, le pauvre mâle oscille entre l’ange et la brute, l’enfant désarmé et le conquérant de l’humanité. C’est vraiment la femme qui a fait l’homme tel qu’il est. Le jour où elle saura être aussi égocentrée que lui, quand elle aura le courage de se jeter dans la vie et de prendre des risques comme il le fait, elle aura réalisé sa libération, et par là même celle de l’homme. C’est toujours à ce moment-là que les femmes qui m’écoutent se lèvent scandalisées et me crient : “Vous n’êtres qu’une femme vendue aux hommes !” »

Il y a très peu d’indication dans le texte de Lorulot sur la situation sociale de la femme. Elle peut être femme d’ouvrier puisque, en temps de grève, elle tente de décourager son mari gréviste. A aucun moment elle n’apparaît comme une travailleuse, sauf peut-être les rares femmes qui sont « intellectuelles ». C’est surtout une femme d’intérieur qui « affectionne le fouillis poussiéreux des tentures, des rideaux et des tapis » (p. 26). Elle est « heureuse » de consacrer son temps, « tout son temps à son intérieur, à ses casseroles, à sa toilette ». On a ainsi le sentiment que la femme est relativement oisive. Certes, elle fait les courses, puisque « sa conversation ne roule que sur le prix des légumes ou du fromage » (p. 27), mais dans le cadre de son occupation d’« intérieur » elle semble partager joyeusement son temps entre ses « casseroles » et sa « toilette », idée confirmée par le constat que « hors la coquetterie, peu de choses la passionnent » (p. 17). La tenue de la maison, la cuisine, les courses, la lessive (sans machine à laver), l’éducation des enfants semblent plus relever d’une forme d’oisiveté que d’une véritable occupation.
D’ailleurs elle n’est pas à la hauteur en ce qui concerne la cuisine, où elle se révèle routinière : « il est très difficile de lui faire abandonner le vin, le café, l’alcool ; de lui faire supprimer ou diminuer l’usage de la viande ». Elle n’est pas non plus à la hauteur en ce qui concerne la tenue de la maison, car elle est également routinière en matière d’hygiène et il est difficile « de lui faire agencer son appartement d’une façon simple et hygiénique ». Enfin, elle n’est pas non plus, à la hauteur dans sa fonction d’éducatrice puisqu’elle n’inculque aux enfants « aucune notion scientifique » et « nourrit leur esprit de sornettes ».
Le seul objectif de la femme est de « conquérir » l’homme. Pour cela, la femme emploie « tous les subterfuges » et, une fois mariée, elle change radicalement d’attitude et se révèle dominatrice, manipulatrice et autoritaire : « dans les trois quarts des ménages, c’est la femme qui dirige et qui impose sa volonté » (p. 28), grâce à sa persévérance, son adresse, ses larmes. Il n’est jamais question chez Lorulot d’homme qui séduit une femme, la met enceinte et l’abandonne.
Tels sont les principaux traits qui définissent la situation et la fonction sociales de la femme. A une époque où 30 à 40 % des femmes des pays industriels occupent un emploi salarié, dont beaucoup en usine, pas un mot n’en est dit par Lorulot, qui semble totalement ignorer la chose, comme il ignore, évidemment, les problèmes posés par la conjonction de la vie professionnelle et les charges ménagères de ces femmes.
Par contraste, voyons comme la militante bolchevik Alexandra Kollontaï décrit la vie d’un couple d’ouvriers :

« L’aube point à peine que le mari et la femme se hâtent de quitter leur étroit et pauvre logis pour obéir docilement à l’appel de la sirène de l’usine et se soumettre avec résignation au pouvoir de leur maître sans âme et tout-puissant – la machine. Jusqu’à une heure tardive de la soirée, les époux restent hors de chez eux ; les enfants sont confiés aux soins du Bon Dieu ; dans le meilleur des cas, c’est une voisine âgée ou ayant perdu sa capacité de travail qui s’occupe d’eux... La rue, la rue bruyante, sale, dépravée, voilà leur éducatrice, voilà la première école des enfants de prolétaires... Si l’atelier est éloigné de la maison, les parents, à l’heure du déjeuner, n’ont pas le temps de venir jeter un coup d’œil à leur logement à l’abandon. Les locataires, hommes et femmes, les malades, les alcooliques, les vieux et les enfants – tous les intrus, les étrangers – détruisent la dernière illusion d’isolement familial. Et la misère, obsédantes, frappe à la fenêtre et guette avec des yeux avides le malheur inopiné – maladie, chômage, mort d’un membre de la famille, naissance d’un enfant – pour planter ses ongles crochus dans la famille prolétarienne, la déchirer et la disperser de par le monde... Dans de telles conditions, le mariage, même s’il résulte d’une inclination réciproque, se transforme bien vite en un joug intolérable, que chacun de son côté cherche à oublier dans la vodka. »

Certes, Kollontaï décrit la situation d’un couple d’ouvriers russes, mais qui ne reconnaîtrait également la situation d’un couple ouvrier de n’importe quelle métropole industrielle d’alors ?
Lorulot ne dit pas un mot de l’inégalité juridique entre femmes et hommes, de la subordination de la femme à la fois en tant qu’être humain, épouse et mère : rien sur le droit français où la femme perd toute capacité civile à son mariage, rien sur l’adultère qui peut valoir à la femme deux ans de prison mais une simple amende au mari ; rien sur l’interdiction de la recherche en paternité. « Le second facteur déformant la mentalité de l’homme contemporain, dit Kollontaï, et accroissant la crise sexuelle est la conception de l’inégalité des sexes, inégalité de leurs droits, inégalité de la valeur de leurs sensations psycho-physiologiques. » (176)

Si Lorulot reconnaît qu’une femme puisse à l’occasion devenir une « intellectuelle », il n’y a, dans son exposé, ni ouvrière ni bourgeoise. Affirmant se placer du point de vue de l’individu, Lorulot se place en réalité du seul point de vue de l’homme. « La question est avant tout individuelle, dit Lorulot, et ce n’est pas nous, individualistes, qui devons l’oublier ». Kollontaï voit les choses autrement :

« D’où vient donc notre impardonnable indifférence envers l’une des tâches essentielles de la clase ouvrière ? Comment s’expliquer la relégation hypocrite du problème sexuel dans le casier des “affaires de familles” ne nécessitant pas un effort collectif ? Comme si les rapports entre les sexes et l’élaboration d’un code moral réglant ces rapports n’apparaissaient pas dans tout le cours de l’histoire comme l’un des facteurs invariables de la lutte sociale ; comme si les rapports entre les sexes, dans les limites d’un groupe social déterminé, n’influaient pas fondamentalement sur l’issue de la lutte entre les classes sociales adverses ? » (172)

Kollontaï pense que l’élaboration de l’idéologie d’un groupe social, ainsi que sa morale sexuelle, se font « dans le processus même de la lutte de ce groupe contre les forces sociales adverses ». C’est pourquoi il faut utiliser la morale sexuelle en élaboration comme « un puissant instrument de renforcement de la position de combat de cette classe ». « Pourquoi ne pas se servir de cet instrument dans l’intérêt de la classe ouvrière, en lutte pour l’ordre communiste et pour des nouveaux rapports entre les sexes, plus parfaits et plus heureux ? » (182)
Certes Lorulot souhaite « que la femme s’améliore de plus en plus, » [l’homme n’en a sans doute pas besoin] « qu’elle devienne plus maîtresse de ses nerfs, plus sérieuse, plus profonde et moins poupée » (p. 20) ; mais son exposé est intégralement destiné aux hommes à qui il recommande expressément de ne pas s’unir avec n’importe quelle femme : « nous devons recommander à nos jeunes camarades de ne pas s’unir à la légère » (p. 28).

En fait, tout le discours de Lorulot est fondé sur l’affirmation de qualités ou de caractéristiques individuelles de la femme et de l’homme, supposées ou réelles, mais relevant la plupart du temps de préjugés rebattus. On pourrait tenter de prendre sa défense en disant qu’il ne faisait que le constat de la condition de la femme de son temps, condition qu’il regrettait, mais cela ne tient pas. Le point de vue de Lorulot est un ramassis de lieux communs les plus éculés. En 1921 avaient eu lieu de nombreuses grèves d’ouvrières et c’est bien mal connaître le prolétariat que d’ignorer que ce sont souvent les femmes qui poussent leurs maris grévistes à ne pas céder, qu’aucune des grandes grèves qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier n’aurait pu tenir sans l’appui des femmes, et que ces grèves sont souvent l’occasion pour les femmes de s’organiser en comités de soutien aux grévistes. Lorulot n’a sans doute jamais entendu parler de Mother Jones, cette extraordinaire militante syndicaliste américaine qui avait organisé des milices de femmes de mineurs, allant d’une localité à une autre pour empêcher les hommes de faire les « jaunes ». Dans toutes les grandes grèves on trouve des Mother Jones, et cela a été particulièrement le cas lorsque la grève des mineurs britanniques, commencée en 1984 et qui dura un an. Jamais une telle chose n’aurait été possible sans l’appui actif des femmes .

L’explication la plus plausible aux imbécillités provocatrices que Lorulot développe dans sa conférence tient au fait que c’est ainsi qu’il gagnait sa vie. Les sujets qu’il développait tenaient par conséquent moins aux nécessités effectives de l’action militante qu’au besoin d’attirer le maximum d’auditeurs par des sujets aussi croustillants que possible. De fait, une note de la brochure indique que la salle était « archi-bondée » et qu’on « dut refuser plus de deux cents personnes », ce qui en dit long sur la nature du public qui devait être attiré par ce genre de conférence.
Un ancien m’a affirmé que cette conférence avait valu à Lorulot une magistrale gifle de la part de May Piqueray. Les quelques femmes qui ont dû assister à la conférence ont dû éprouver, devant l’ampleur du désastre que constituent les « analyses » de Lorulot, ce que décrit Alexandra Kollontaï : « Peut-être que jamais, à aucune époque, la solitude morale n’a été ressentie avec une aussi douloureuse acuité et une telle obstination qu’aujourd’hui. »