Fernand Pelloutier. – L’Anarchisme et les syndicats ouvriers (1895)
Article mis en ligne le 9 décembre 2008
dernière modification le 24 septembre 2018

par René Berthier

Écrit le 20 octobre 1895, paru dans Les Temps nouveaux, 2-8 novembre 1895.

[*L’Anarchisme et les syndicats ouvriers*]

Fernand Pelloutier

De même que des ouvriers de ma connaissance hésitent, quoique désabusés du socialisme parlementaire, à faire profession de socialisme libertaire, parce que, à leur sens, toute l’anarchie consiste dans l’emploi individuel de la dynamite, de même je sais nombre d’anarchistes qui, par un préjugé jadis fondé d’ailleurs, se tiennent à l’écart des syndicats, et, le cas échéant, les combattent, parce que pendant un temps cette institution a été le véritable terrain de culture des aspirants députés. À Saint-Etienne, par exemple (et je tiens ceci de bonne source), les membres des syndicats vénèrent Ravachol ; aucun d’eux, cependant, n’ose se dire anarchiste. de crainte de paraître abandonner la préparation de la révolte collective au bénéfice de la révolte isolée. Ailleurs, au contraire, à Paris, à Amiens, à Marseille, à Roanne, et dans cent autres villes, des anarchistes admirent l’esprit nouveau dont sont animés depuis quelque deux ans les syndicats, sans oser pourtant pénétrer dans ce champ révolutionnaire pour y faire germer le bon grain semé par la dure expérience. Et, entre ces hommes, émancipés presque au même degré, intellectuellement liés par un commun but et par la perception ici, par la conviction là, de la nécessité d’un mouvement violent, une défiance subsiste qui écarte, les premiers des camarades crus systématiquement hostiles à toute action concertée, les seconds d’une forme de groupement où ils croient encore obligatoire l’aliénation de la liberté individuelle.

Cependant, le rapprochement commencé dans quelques grands centres industriels ou manufacturiers ne cesse de s’étendre. Un camarade de Roanne a naguère indiqué aux lecteurs des Temps nouveaux que, non seulement les anarchistes de cette ville sont entrés enfin dans les groupes corporatifs, mais qu’ils y ont acquis par leur énergie et l’ardeur de leur prosélytisme une autorité morale réellement profitable à la propagande. Ce que nous avons appris touchant les syndicats de Roanne, je pourrais le dire de maints syndicats d’Alger, de Toulouse, de Paris, de Beauvais, de Toulon, etc., qui, entamés par la propagande libertaire étudient aujourd’hui les doctrines dont hier ils refusaient, sous l’influence marxiste, d’entendre même parler. Or, analyser les causes de ce rapprochement, qui aurait jadis paru impossible, exposer les phases qu’il a traversées, c’est faire disparaître le reste de défiance qui empêche l’union révolutionnaire et ruiner le socialisme étatiste, devenu la forme doctrinale des appétits inavouables. Il y a eu un moment où les syndicats se sont trouvés préparés (et, ce qui est une garantie contre toute réaction, préparés par leur propre jugement, en dépit même des conseils qu’ils écoutaient jusque là avec tant de respect) à abandonner toute participation aux lois dites sociales ; ce moment a coïncidé avec l’application des premières réformes dont on leur promettait depuis quatre ans tant de merveilles.

On leur avait dit si souvent « Patience ! nous obtiendrons qu’on réglemente la durée de votre travail de façon à vous donner ces heures de repos et d’étude sans quoi vous seriez perpétuellement esclaves », que l’attente de cette réforme les hypnotisa, pour ainsi dire, pendant plusieurs années, les détournant de l’objectif révolutionnaire. Mais quand on leur eut accordé la loi de protection du travail des femmes et des enfants, que constatèrent-ils ? Une réduction de salaire de leurs femmes, de leurs enfants et des leurs propres, proportionnelle à la diminution de la durée du travail, des grèves ou des lock-out à Paris, à Amiens, dans l’Ardèche, une extension du travail à domicile, ou sweating system , ou bien l’emploi par les industriels de combinaisons ingénieuses (équipes tournantes, relais), qui, à la fois, rendaient la loi inapplicable et aggravaient les conditions de travail. L’application de la loi du 2 novembre 1892 eut enfin de tels résultats qu’ouvrières et ouvriers en réclamèrent, et en réclament encore, l’abrogation.

D’où venait pareil échec ? Les syndicats s’empressèrent de le rechercher ; mais, trop nouvellement frappés dans leur foi aux législations pour qu’elle fût sérieusement atteinte, trop ignorant en économie sociale pour chercher au-delà des causes tangibles, ils crurent (la réduction de la durée du travail ayant déterminé la réduction du salaire) que la loi serait parfaite si, à la réglementation de la durée, elle ajoutait la réglementation du prix de ce travail.

Mais l’heure était enfin arrivée des déconvenues. Aux promesses, qui avaient fait la puissance du socialisme réformiste, allaient succéder les réalisations, qui seraient sa ruine. De nouvelles lois surgirent, qui avaient pour but, soit de rémunérer mieux le producteur, soit d’assurer sa vieillesse. Mais alors les syndicats s’aperçurent (et l’honneur de cette observation, capitale dans l’évolution socialiste, revient surtout aux femmes) que les objets qui leur étaient mieux payés à eux producteurs leur étaient vendus de plus en plus cher à eux consommateurs, qu’à mesure qu’augmentait le taux du salaire, s’élevait le prix du pain, du vin, de la viande, des loyers, de l’ameublement, de toutes les choses, en un mot, qui sont la condition immédiate de l’existence ; ils s’aperçurent encore (et cela a été formellement dit au récent Congrès de Limoges) qu’en dernière analyse les retraites sont toujours le produit de prélèvements sur les salaires. Et cette leçon expérimentale, plus éloquente pour eux que magistrale analyse de la répercussion des impôts faite par Proudhon [1], enseignée par l’Internationale, admise même et professée par les programmes collectivistes d’il y a treize ans, si elle ne les persuada pas encore que prétendre diminuer le paupérisme dans un état économique où tout est combiné pour l’étendre, ce serait vouloir contenir un liquide sur une surface plane, du moins elle grava dans leur esprit cette idée grosse de conséquences que les législations sociales ne sont peut-être pas la panacée qu’on leur avait dite.

Cependant, cette leçon n’aurait pas suffit à déterminer en eux l’évolution rapide que nous constatons, si les écoles socialistes ne s’étaient attachées elles-mêmes à leur inspirer le dégoût de la politique. Pendant longtemps les syndicats pensèrent que la faiblesse du parti socialiste, ou, plutôt, du prolétariat, avait surtout, peut-être même exclusivement, pour cause les divisions des politiciens. Dès qu’un désaccord surgissait entre le citoyen X et le citoyen Z, entre le « Torquemada en lorgnon », stigmatisé jadis par Clovis Hugues et Ferroul [2]et tel coryphée de la « Fédération des Lâcheurs socialistes », selon le mot de Lafargue [3], les syndicats se coupaient en deux, et, s’il s’agissait d’opérer une action commune, comme la manifestation du 1er Mai, par exemple, voyaient leurs membres partagés en cinq, six, dix tronçons, qui allaient les uns à hue, les autres à dia, suivant le mot d’ordre des chefs. Cela les fit réfléchir, et, prenant là encore l’effet pour la cause, ils dépensèrent une énergie qu’on peut dire incommensurable pour essayer de résoudre cet insoluble problème : l’union socialiste. Ah ! les efforts faits pour atteindre à cette chimère, quiconque n’a point vécu dans les milieux corporatifs ne peut s’en faire même une idée. Ordres du jour, délibérations, manifestes : tout, tout fut essayé, mais en vain ; au moment même où l’accord paraissait scellé, où, plutôt par lassitude que par conviction, les discussions s’éteignaient, un mot rallumait l’étincelle : guesdistes, blanquistes, intransigeants, broussistes se dressaient furieux, échangeant des injures, se jetant à la tête qui Guesde, qui Vaillant [4], qui Brousse, et la bataille nouvelle durait des semaines pour recommencer à peine terminée.

En ce monde, tout a une fin. Lassés de leur affaiblissement croissant et de leurs inutiles efforts pour concilier la politique, qui est surtout d’intérêt individuel, avec l’économie, qui est d’intérêt social, les syndicats finirent par comprendre (et mieux valait tard que jamais) que leur propre division avait une cause plus élevée que la division des politiciens et que l’une et l’autre résultaient... de la politique. C’est alors qu’enhardis déjà par l’inefficacité manifeste des lois « sociales », par les trahisons de certains élus socialistes (les uns donnant leur appui au gros commerce de Bercy, les autres faisant des débris de leur démission en blanc de petites balles pour en frapper le nez long d’une aune des électeurs), par les déplorables résultats de l’immixtion des députés ou des conseillers municipaux dans les grèves, notamment celle des omnibus, par l’hostilité à la grève générale de journaux et d’hommes dont toute la politique consiste à faire ou à se faire l’échelle pour conquérir les 25 francs et l’écharpe, les syndicats décidèrent que dorénavant les agitations politiques leur resteraient étrangères, que toute discussion, autre qu’économique, serait impitoyablement proscrite de leur programme d’études et qu’ils se consacreraient tout entiers à la résistance contre le capital. De récents exemples ont montré combien sur cette pente les syndicats glissèrent vite !

Cependant le bruit de cette Révolution avait transpiré. Le mot d’ordre nouveau : Plus de politique ! s’était propagé dans les ateliers. Nombre de syndiqués désertaient les églises consacrées au culte électoral. Le terrain syndical parut alors à quelques anarchistes suffisamment préparé pour recevoir et féconder la doctrine, et ils vinrent en aide à ceux qui, enfin émancipés de la tutelle parlementaire, s’efforçaient maintenant de consacrer leur attention et celle de leurs camarades sur l’étude des lois économiques.

Cette entrée des libertaires dans le syndicat eut un résultat considérable. Elle apprit d’abord à la masse la signification réelle de l’anarchisme, doctrine qui, pour s’implanter, peut fort bien, repétons-le, se passer de la dynamite individuelle ; et, par un enchaînement naturel d’idées, elle révéla aux syndiqués ce qu’est et ce que peut devenir cette organisation corporative dont ils n’avaient eu jusqu’alors qu’une étroite conception.

Personne ne croit ou n’espère que la prochaine Révolution, si formidable qu’elle doive être, réalise le communisme anarchiste pur. Par le faut qu’elle éclatera, sans doute, avant que soit achevée l’éducation anarchiste, les hommes ne seront point assez mûrs pour pouvoir s’ordonner absolument eux-mêmes, et longtemps encore les exigences des caprices étoufferont en eux la voix de la raison. Par conséquent (l’occasion est bonne pour le dire), si nous prêchons le communisme parfait, ce n’est ni avec la certitude ni même avec l’esprit que le communisme sera la forme sociale de demain ; c’est pour avancer, approcher le plus possible de la perfection, l’éducation humaine, pour avoir, en un mot, le jour venu de la conflagration, atteint le maximum d’affranchissement. Mais l’état transitoire à subir doit-il être nécessairement, fatalement la geôle collectiviste [5] ? Ne peut-il consister en une organisation libertaire limitée exclusivement aux besoins de la production et de la consommation, toutes institutions politiques ayant disparu ? Tel est le problème qui, depuis de longues années, préoccupe et à juste titre beaucoup d’esprits.

Or, qu’est-ce que le syndicat ? Une association, d’accès ou d’abandon libre, sans président, ayant pour tout fonctionnaire un secrétaire et un trésorier révocables dans l’instant, d’hommes qui étudient et débattent des intérêts professionnels semblables. Que sont-ils, ces hommes ? Des producteurs, ceux-là mêmes qui créent toute la richesse publique. Attendent-ils, pour se réunir, se concerter, agir, l’agrément des lois ? Non : leur constitution légale n’est pour eux qu’un amusant moyen de faire de la propagande révolutionnaire avec la garantie du gouvernement, et d’ailleurs combien d’entre eux ne figurent pas et ne figureront jamais sur l’annuaire officiel des syndicats ? Usent-ils du mécanisme parlementaire pour prendre leurs résolutions ? Pas davantage : ils discutent, et l’opinion la plus répandue fait loi, mais une loi sans sanction, exécutée précisément parce qu’elle est subordonnée à l’acceptation individuelle, sauf le cas, bien entendu, où il s’agit de résister au patronat. Enfin, s’ils nomment à chaque séance un président, un délégué à l’ordre, ce n’est plus que par l’effet de l’habitude car, une fois nommé, ce président est parfaitement oublié et oublie fréquemment lui-même la fonction dont ses camarades l’ont investi.

Laboratoire des luttes économiques, détaché des compétitions électorales, favorable à la grève générale avec toutes ses conséquences, s’administrant anarchiquement, le syndicat est donc bien l’organisation à la fois révolutionnaire et libertaire qui pourra seule contrebalancer et arriver à réduire la néfaste influence des politiciens collectivistes. Supposons maintenant que, le jour où éclatera la Révolution, la presque totalité des producteurs soit groupée dans les syndicats : n’y aura-t-il pas là, prête à succéder à l’organisation actuelle, une organisation quasi libertaire, supprimant de fait tout pouvoir politique, et dont chaque partie, maîtresse des instruments de production, réglerait toutes ses affaires : elle-même, souverainement et par le libre consentement de ses membres ? Et ne serait-ce pas « l’association libre des producteurs libres » ?

Assurément les objections sont nombreuses : les administrations fédérales peuvent devenir des pouvoirs ; d’habiles gens peuvent arriver à gouverner les syndicats comme les socialistes parlementaires gouvernent les groupes politiques ; mais ces objections ne sont valables qu’en partie. Les conseils fédéraux ne sont, dans l’esprit même des syndicats, que des institutions transitoires, qu’a fait naître la nécessité de généraliser et de rendre de plus en plus formidables les luttes économiques, mais que le succès révolutionnaire rendrait superflues, et que, d’ailleurs, les groupes dont elles émanent surveillent d’un œil trop jaloux pour qu’elles arrivent jamais à conquérir une autorité directrice. D’autre part, la révocabilité permanente des fonctionnaires réduit leur fonction et leur personne à bien peu de chose, et trop souvent même il ne leur suffit pas d’avoir fait leur devoir pour conserver la confiance de leurs camarades. Puis, l’organisation corporative n’est encore qu’à l’état embryonnaire. À peine débarrassée de la tyrannie politicienne, elle marche éperdue et, comme l’enfant à ses premiers pas, chancelle sur la route de l’indépendance. Mais qui sait où la douceur, et plus encore les fruits de la liberté, l’auront conduite dans dix ans ? Et c’est précisément à l’y conduire que les socialistes libertaires doivent consacrer leurs efforts.
« Le Comité fédéral des Bourses du Travail, dit un procès-verbal officiel publié dans le Bulletin de la Bourse de Narbonne, a pour mission d’instruire le prolétariat sur l’inutilité d’une Révolution qui se contenterait de substituer un État à un autre, fût-ce un État socialiste. » Ce comité, dit un autre procès-verbal à paraître dans le Bulletin de la Bourse de Perpignan, « doit s’efforcer de préparer une organisation qui, en cas d’une transformation sociale, puisse assurer le fonctionnement économique par le libre groupement et rendre superflue toute institution politique. Son but étant la suppression de l’autorité sous toutes ses formes, il a pour tâche d’habituer les travailleurs à s’affranchir des tutelles ».

Ainsi, d’une part, les « syndiqués » sont aujourd’hui en état d’entendre, d’étudier et de recevoir les doctrines libertaires ; d’autre part, les anarchistes n’ont pas à craindre, en prenant part au mouvement corporatif d’être obligés d’abdiquer leur indépendance, Les premiers sont prêts à admettre, les seconds peuvent fortifier une organisation dont les résolutions résultent du libre accord ; qui, suivant le mot de Grave (La Société future, p. 202), « n’ait ni lois, ni statuts, ni règlements auxquels chaque individu soit forcé de se soumettre sous peine d’un châtiment quelconque préalablement déterminé » ; que les individus aient la faculté d’abandonner quand il leur plaira, sauf, je le répète, le cas où la lutte contre l’ennemi est engagée ; qui, pour tout dire, soit une école pratique d’anarchisme.

Que les hommes libres entrent donc dans le syndicat, et que la propagation de leurs idées y prépare les travailleurs, les artisans de la richesse, à comprendre qu’ils doivent régler leurs affaires eux-mêmes, et à briser, par suite, le jour venu, non seulement les formes politiques existantes, mais toute tentative de reconstitution, d’un pouvoir nouveau. Cela montrera aux autoritaires combien était fondée leur crainte, déguisée en dédain, du « syndicalisme » et combien éphémère leur doctrine, disparue avant même d’avoir pu s’affirmer !