Internationale syndicale rouge
A. Lozovsky : Les syndicats et la révolution (1922)
Discours prononcé au congrès de la CGTU à Saint-Etienne, juin 1922
Article mis en ligne le 18 septembre 2011
dernière modification le 2 septembre 2015

par Eric Vilain

« Les syndicats et la révolution », discours de A. Lozovsky au congrès de la CGTU à Saint-Etienne, juin 1922, au nom de l’Internationale syndicale rouge

Au congrès de Tours de la SFIO tenu en 1920 le principal débat tourne autour de l’adhésion à l’Internationale communiste. Les partisans de l’adhésion sont majoritaires et créent la section française de l’Internationale communiste.
En juillet 1921, le débat divise également la CGT lors de son congrès de Lille. La scission est évitée, majoritaires et minoritaires étant au coude à code, avec un nombre presque égal de partisans.

La division sera effective en décembre avec l’exclusion de la fédération des cheminots, qui avait organisé une grève pour la nationalisation des chemins de fer, suivie par 1,5 million de grévistes. La grève avait eu pour conséquence la dissolution de la CGT par l’Etat, mesure jamais appliquée.
En décembre 1921, les révolutionnaires quittent la CGT et créent la confédération générale du travail Unitaire (CGTU), dans laquelle se retrouvent communistes et syndicalistes révolutionnaires. La CGTU tient son premier congrès à Saint-Etienne du 26 juillet au 1 [1] août 1922 à Saint-Étienne, lors duquel elle décide de rallier l’Internationale syndicale rouge. A cette époque, la nouvelle organisation ne compte que 250 000 membres, beaucoup moins que la CGT.

Lors de ce congrès, A. Lozovsky, président de l’Internationale syndicale rouge, fit un discours, suivi par un message de ladite Internationale. A cette époque, nous sommes dans une période de réorientation de la politique de l’Internationale communiste, c’est-à-dire du pouvoir bolchevik. Ce dernier a fait le constat que la révolution commencée en Russie ne s’étendra pas à l’Europe et que la révolution allemande s’enlise. Quelques « partis communistes » se sont formés, mais ils restent confidentiels, à l’écart de la masse du prolétariat.

La politique de l’Internationale communiste va donc consister à attirer à elle les militants révolutionnaires les plus expérimentés et aguerris, ceux qui se trouvent dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste, et à promouvoir l’unité syndicale afin de maintenir des organisations aux effectifs importants dans lesquels l’Internationale communiste pourra faire de la propagande et développer son point de vue : c’est la politique de « front unique ». C’est dire que la scission de la CGTU ne fait pas l’affaire de l’Internationale communiste et de l’Internationale syndicale rouge, son pendant syndical : on le sent très clairement dans certains passages de l’intervention de Lozovsky. La stratégie de « front unique » impose également aux partis communistes qui ont accepté les « 21 conditions d’admission à l’Internationale communiste » de participer aux élections – un point que les révolutionnaires allemands en particulier ont eu du mal à admettre. La 9 [2] de ces conditions – et précisons que leur application est obligatoire – stipule que les partis communistes doivent pénétrer les organisations syndicales pour en prendre le contrôle, ce qui donne la juste mesure de l’« indépendance » que pouvait avoir l’Internationale syndicale rouge par rapport à l’Internationale communiste… On comprendrait mal que les communistes aient pour tâche de créer des fractions pour prendre le contrôle des organisations syndicales nationales, mais par de l’organisation syndicale internationale.

La conclusion évidente est que l’ISR n’est qu’un instrument aux mains de l’Internationale communiste servant à amadouer les militants les plus réticents. Lozovsky essaie de donner ici des gages de sa bonne foi mais sans réellement convaincre quiconque sait lire un tant soit peu entre les lignes. Le problème est que dans le déroulement d’un congrès on n’a pas forcément le loisir de lire entre les lignes d’un intervenant, surtout si, comme cela est dit en introduction à la brochure, le discours fait par le dirigeant communiste russe n’est pas le même que celui qui est publié !!!

Lozovsky donne de la politique de « front unique » une définition très claire : « Le front unique signifie : lutte pour l’influence sur les masses dans l’action commune. Le front unique n’est point créé pour une collaboration de classes – les réformistes ont leur front unique avec la bourgeoisie – mais pour l’opposition d’une classe à une autre. »

Puis Lozovsky développe :

« Créer un front unique révolutionnaire, c’est former le bloc des communistes et des syndicalistes révolutionnaires. L’ISR constitue le bloc, l’union de ces deux torrents révolutionnaires du mouvement ouvrier mondial. La diversité des opinions sur toute une série de questions ne doit pas, ne peut pas empêcher l’unité d’action dans une seule Internationale. Ce n’est qu’au cimetière que règne le calme parfait et « l’unanimité » complète. Dans l’organisme ouvrier vivant et plein de force que représente l’ISR, la lutte des idées se poursuivra, l’expérience des différents pays sera mise en commun, de nouvelles questions surgiront des controverses et agiteront les masses ouvrières. Cela c’est la vie même, c’est la lutte. L’Internationale pourra sortir indemne de ces conflits d’opinion et d’idées, s’il y a un minimum d’entente au sujet des principes fondamentaux et des voies qui peuvent mener le plus directement à la révolution sociale et à l’établissement, durant la période transitoire, d’une dictature de la classe ouvrière. Ce minimum d’unité existe-t-il ? Il nous semble que oui et c’est pour nous une obligation de marcher avec les ouvriers révolutionnaires des autres pays. Ce serait un crime contre le prolétariat français et l’Internationale si vous restiez en dehors du centre mondial du mouvement syndical révolutionnaire, en dehors de l’ISR. »

Intéressant : le pivot de ce passage est : « Ce n’est qu’au cimetière que règne le calme parfait et “l’unanimité” complète. » On pourrait retourner l’argument : là où règne l’unanimité complète, on a un cimetière. Or en 1922, au moment où Lozovsky intervient, cela fait un moment que la Russie est un cimetière pour le mouvement ouvrier dont toutes les expressions autres que celles du comité central du parti ont été écrasées, et elle est devenue un cimetière pour les oppositions internes au parti en mars 1921, avec le Xe congrès du parti qui a interdit les tendances.

Lozovsky aborde également la question de la représentation mutuelle entre l’IC et l’ISR, « pour la coordination de la lutte contre la bourgeoisie » :

« …La représentation mutuelle, si elle comporte une idée de subordination [je souligne], engage également les deux parties. On pourrait ici parler de sujétion mutuelle si l’on tenait employer cette terminologie. »

Lozovsky botte en touche en insistant sur « le problème de la concentration de toutes les forces révolutionnaires » et en posant la question : « Est-il donc possible d’agir d’une façon quelconque sur le plan international – nous parlons d’action et non de résolution – sans l’Internationale communiste ? »

« Comment peut-on établir une indépendance absolue lorsque la logique exige, dans l’intérêt du prolétariat et de la Révolution, une action commune, des manifestations communes ? »

Lozovsky ne nie donc pas la subordination, mais il passe très rapidement dessus, pour s’engager sur le terrain de la nécessaire action commune. Il est évident pourtant qu’ayant admis le principe de la subordination, l’initiative de l’action et des décisions revient à l’Internationale communiste. Lozovsky profite d’ailleurs des circonstances pour lancer une peau de banane, demandant à quoi a servi l’indépendance réclamée par les syndicalistes révolutionnaires avant la guerre :

« Si avant la guerre il a été permis de penser que la charte d’Amiens pouvait protéger l’organisation ouvrière contre la félonie et la trahison, après la guerre il est inadmissible que l’on continue à jongler avec le mot de “politicien”. Tous savent que la CGT s’est trouvée brusquement, avec le parti socialiste, enlisée dans un marécage. Il y a eu unité dans la trahison. Il est douteux que l’on puisse trouver parmi vous un homme qui préférerait les ouvriers Jouhaux et Merrheim aux intellectuels communistes Liebknecht et Rosa Luxembourg. La guerre a tellement modifié le mouvement ouvrier que ceux qui s’attacheraient encore à de vieilles formules risqueraient de faire rétrograder le mouvement pour des dizaines d’années. La guerre et la Révolution ont creusé un fossé dans le mouvement ouvrier. Deux camps se sont formés : celui des partisans de la Révolution socialiste et de la dictature du prolétariat et le camp opposé. Malheur à ceux qui se refusent à prendre position et cherchent dans des questions de pure forme à défigurer le caractère essentiel de la lutte. »

Ces quelques lignes disent beaucoup de choses, qui ne satisferont sans doute pas ceux qui pensent que Lozovsky est un « syndicaliste révolutionnaire » gardant ses distances par rapport au pouvoir communiste en Russie et garant d’une certaine forme d’autonomie de l’Internationale syndicale rouge par rapport à l’Internationale communiste. La charte d’Amiens, texte fondateur du syndicalisme révolutionnaire, est clairement désignée comme un texte complètement dépassé. Les principes qu’elle représente sont même rendus responsables de l’incapacité de la CGT à empêcher la guerre : bien qu’elle proclame son indépendance par rapport aux partis, dit Lozovsky, la CGT s’est trouvée avec le parti socialiste enlisée dans la guerre. En opposant Jouhaux et Merrheim d’une part, Liebknecht et Luxembourg de l’autre, il oppose le syndicalisme révolutionnaire au communisme. C’est pourquoi, dit encore Lozovsky, il faut abandonner les « vieilles formules » (entendre évidemment la charte d’Amiens) qui « risqueraient de faire rétrograder le mouvement pour des dizaines d’années ». Lozovsky conclut son raisonnement en insistant sur le fait qu’il y a le camp de la révolution et de la dictature du prolétariat et le camp de la réaction. Il faut choisir.

Ces propos, semblent suffisamment clairs : c’est soit la charte d’Amiens, soit l’Internationale syndicale rouge.