Interview de Jacky Toublet
Par Franck Poupeau
Article mis en ligne le 16 décembre 2008

par René Berthier

Interview de Jacky Toublet

Par Frank Poupeau

[*A l’école du syndicalisme*]

— Comment es-tu devenu correcteur ?

— Alors comment j’ai fait ? J’ai raté mes études, parce que j’étais… un mauvais élément…Je m’ennuyais…

— Des études de quoi ?

— Ben ! au lycée, je m’embêtais beaucoup…. Je m’ennuyais. Ce n’était pas très drôle, le lycée, à l’époque. Je ne sais pas si c’est drôle maintenant, d’ailleurs. Enfin je ne sais pas pourquoi, je m’ennuyais beaucoup, je faisais beaucoup l’école buissonnière. Alors quand j’ai eu dix-sept ou dix-huit ans, j’ai songé à changer de voie… Mon père était correcteur ; j’avais rencontré à différentes reprises des gens du Livre. J’étais allé le voir plusieurs fois à l’imprimerie du Croissant et j’avais été très séduit par la vie de l’imprimerie de presse. Et comme je lisais énormément, j’avais été également séduit par la fabrication des journaux, des livres… Comment c’était fait, etc. Ça m’avait beaucoup plu et j’ai décidé d’entrer dans l’imprimerie. J’ai suivi des cours de typographie à l’École Estienne…

Par un coup de bol, la direction de Georges-Lang [1] cherchait des correcteurs ; elle faisait passer un test, un texte tiré des Annales, réputé très difficile. Je me suis présenté, j’ai passé le test et, par une sorte de miracle — ils n’avaient sans doute personne d’autre — j’ai été accepté. A l’essai. Voilà, et je suis entré chez Georges-Lang, j’avais dix-neuf ans et demi.

Georges-Lang, à l’époque, c’était le temple de la typographie, avec 3000 ouvriers ; c’était une énorme usine qui se trouvait dans le XIXe, qui notamment fabriquait tous les magazines de l’époque, Jours de France, Points de vue-Images du monde, Noir et Blanc, Time, L’Auto-Journal, etc. Et aussi beaucoup de livres et de revues de tous types. Puis, je suis parti militaire en Algérie, j’étais très apolitique à l’époque.

— Tu n’étais pas politisé à l’époque ? Pourquoi ?

— Pourquoi j’étais apolitique ? C’est difficile à expliquer… Mon père était militant depuis des années, et je pense que ma famille tout entière, ma mère, mes sœurs, mes tantes, mes cousins, etc., ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour que le fils ne fasse pas comme le père, et ça a marché jusqu’à vingt ans, hélas ! hélas !… Donc, je pars en Algérie, je suis incorporé direct, à côté d’Alger, dans un camp d’instruction situé vers Hussein-Dey et Fort-de-l’Eau. Une fois qu’on arrivait là-bas, on comprenait ce qui se passait, très vite. Ce n’était pas très difficile à comprendre et j’essaie de m’en aller ; j’essaie de me faire réformer, pour une histoire d’excès d’urée ; ça ne marche pas. Une fois qu’on était arrivé en Algérie, pour être réformé, il fallait quasiment être cul-de-jatte. J’écrivais régulièrement à mes parents, à mon père notamment. Le hasard veut qu’un jour je lui dise : « J’ai appris qu’ils cherchaient des volontaires pour les compagnies sahariennes. » Il me répond par retour de courrier : « Quand on est dans l’armée », il a écrit ça comme ça, « il faut toujours être volontaire quand on vous propose de ne pas aller au casse-pipe. Donc tu te portes volontaire. » Et je me suis porté volontaire pour les compagnies sahariennes.

J’ai eu beaucoup de chance ; parti au Sahara, à Adrar, dans la compagnie saharienne du Touat, j’ai donc évité toute la fin de la guerre d’Algérie, l’OAS, etc. Parce que, au fin fond du Sahara, il ne se passait quasiment rien, si ce n’est que les chameaux, les vents de sable, etc. Je suis rentré en octobre 1962 ; j’ai retrouvé mon travail chez Georges-Lang ; je me suis syndiqué chez les correcteurs en 63. Voilà comment ça c’est passé…

— Chez Lang, t’es entré en quelle année ?

— En 1960, mars 60. J’avais dix-neuf ans… J’ai dû avoir beaucoup de chance à l’époque, peut-être parce qu’il y avait des gens mobilisés, et il manquait de correcteurs…

— Et toute ta famille s’est employée à ce que tu ne sois pas militant… ?

— Ah ! oui, je pense. Faut dire que ma mère était d’une famille de bijoutiers fantaisie (la bijouterie fantaisie se caractérise parce qu’elle utilise le cuivre et ce qui n’est ni l’or ni les pierres ou les métaux précieux, qui, eux, sont travaillés par les joailliers). C’étaient des bijoutiers artisans, dans le quartier du Temple. Lorsqu’elle était jeune, ma mère habitait rue du Temple. Quand elle a divorcé, je vous passe les détails, elle a été obligée de vivre comme ouvrière bijoutière, et c’est dans un atelier de bijouterie qu’elle a rencontré mon père. Et mon père a toujours été… Enfin, l’impression que ça donnait, ce n’était pas qu’il y avait entre eux une différence de classe, il ne faut pas exagérer. Mais entre l’ouvrier au sens strict du terme, le prolétaire — prolétaire, c’est-à-dire n’ayant rien, hein ! simplement son salaire — et la famille de ma mère, qui avait un petit peu d’argent, possédait leurs appartements, qui étaient artisans, des choses comme ça, il y a toujours eu une sorte d’opposition. D’autant que c’étaient des gens qui étaient religieux et conservateurs. Mon père avait une réputation détestable, justifiée de leur point de vue ; il avait été secrétaire de la CGTSR [2] ; il était allé en Espagne durant la guerre civile, plusieurs fois ; pour différentes choses, des histoires politiques de soutien à la CNT d’Espagne, mais aussi pour transporter de l’argent ou des titres dans un sens ou dans l’autre, pour acheter des armes…

Il faut sans doute ajouter que ma mère et mes deux sœurs ont beaucoup souffert du militantisme de mon père ; de ses absences, de ses retards, de ses silences, de tous ces soucis qui éloignaient son esprit de sa famille. Peut-être est-il utile de préciser que, durant toutes les années de mon enfance et de mon adolescence, je n’ai rien connu de l’activité militante de mon père par lui-même : il n’en parlait jamais. Il était jovial, distrait, érudit et éludait les questions personnelles. Pour lui, la conscience de l’échec de la construction de la CNT [3] intervint vers 1954, me semble-t-il, année où j’avais quatorze ans et commençais à sortir de l’enfance. La succession d’échecs de son histoire militante — celui de la CGTSR, toujours marginale ; l’écrasement de la Révolution espagnole ; les conclusions de la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des deux ennemis mortels du mouvement libertaire ouvrier que sont le libéralisme et le stalinisme ; la débâcle sectaire, pour achever le tout, de la CNT française — n’incitait guère à la péroraison. Plus tard, après 1965, il me parlera longuement, sans jamais oublier de rappeler, selon ses propres paroles, qu’il n’avait participé qu’à des défaites ; enfin, il n’était pas dans sa conception de catéchiser les enfants, y compris les siens. Chacun, aimait-il à répéter, doit faire sa propre expérience.

Pendant de longues périodes, et cela jusqu’en 1954, date à laquelle il est devenu correcteur, mon père avait de grandes difficultés à trouver du travail régulier dans la bijouterie. C’est la raison pour laquelle, sans doute, à une date inconnue de moi, mes parents ont constitué, avec quelques copains, une coopérative ouvrière de production, dont la boutique et l’atelier se trouvaient rue Sainte-Marthe, à quelques pas du local de la fédération locale de la CNT d’Espagne en exil. Pendant la période de la guerre d’Espagne, où le militantisme de mon père s’est probablement beaucoup accru, j’ai cru comprendre que c’était surtout ma mère qui assurait les frais du ménage. Ma mère travaillait beaucoup, on avait l’impression qu’elle ne dormait jamais ; durant de longues heures, le chalumeau à la main, elle soudait sans cesse de nouvelles pièces. Outre le travail qu’elle effectuait dans la coopérative Arts et Techniques appliquées, elle soudait aussi chez elle, au noir, pour un patron, payée à la pièce. Elle s’était installée un petit établi dans un recoin de la cuisine de l’appartement que nous habitions, rue Camille-Flammarion, avec quelques outils. Un des souvenirs de ma petite enfance, c’est, le matin, avec l’odeur du café, le bruit du soufflet de ma mère qui soude dans la cuisine… Chez mes parents, entre les années trente et cinquante, la vie a dû être très difficile ; et ma mère pensait, ma mère et mes sœurs, que si mon père n’avait pas milité comme il le faisait, elle aurait été moins dure ; c’est dans ce sentiment-là que j’ai été élevé [4]… Plus tard, un copain correcteur m’a dit qu’il fallait prendre garde de ne pas faire le malheur de sa famille, à force de vouloir le bonheur de l’humanité ; cette remarque se serait tout à fait appliquée à mon père…

— Ton père, il militait depuis toujours ?

— Mon père, oui, enfin depuis ses vingt ans. Son père était mort très jeune et sa mère était devenue concierge, rue Sainte-Marthe, dans le Xe. Avant c’étaient des paysans, des paysans de la Sarthe, donc très loin de tout ça. Mon père est né à Ivry. Il est entré à l’école de bijouterie, un peu par hasard. Ce n’était pas un mauvais élève, apparemment, dans le primaire, et un instituteur l’a poussé. Pourquoi la bijouterie… pourquoi pas autre chose ? il ne savait pas… Donc il est entré à l’école de bijouterie ; il est sorti bijoutier ; il s’est mis à travailler. Et, dans le Syndicat du bijou parisien, c’étaient les syndicalistes révolutionnaires qui étaient majoritaires, bien que la CGTU [5] soit déjà dirigée par les communistes. Il est entré aux Jeunesses syndicalistes, qui étaient un organisme de formation des jeunes, puis il a suivi la filière. On peut dire que c’était le milieu normal des ouvriers parisiens… Il m’a dit que, quand il était jeune, il y avait un vieux monsieur qui habitait dans son immeuble, qui était anarchiste depuis trente ou quarante ans, et qui lui avait prêté des livres. Je pense que le milieu parisien ouvrier de ce moment-là était brassé par toutes les idéologies révolutionnaires, l’héritage de Jules Guesde, de Blanqui, ou des anarchistes [6]… Il me disait que c’était, d’une certaine manière, normal à l’époque… Il est né en 1906, donc c’était en 1920-1926, c’était après la guerre de 14, où tant de jeunes hommes étaient morts ; il y avait un sentiment populaire révolutionnaire extrêmement fort. En plus, il y avait la Révolution russe qui avait donné beaucoup d’espoirs…

— Pourquoi n’est-il pas entré au Parti communiste ?

— Ah ! oui, ça c’est un problème. Il avait du mal à répondre à cette question-là… Pourquoi un jeune ouvrier, qui a vingt ans en 1926, qui, en gros, entre dans le mouvement révolutionnaire quand il a dix-sept ou dix-huit ans, donc en 23-24, pourquoi il n’entre pas au parti communiste ? Il m’a dit : « Il y avait un débat, ça discutait beaucoup à l’époque… En fait, j’ai cru ceux qui disaient que ça commençait à dériver… » Enfin il m’a dit quand même : « Mais je lisais l’Huma, j’achetais l’Huma tous les jours, jusqu’en 1932-33… ». Les communistes, les anarchistes, les socialistes révolutionnaires, les socialistes de gauche vivaient ensemble, à ce moment-là. Il n’y avait pas encore la rupture entre les communistes et les autres, me semble-t-il. Cette rupture que moi j’ai connue quand j’étais jeune militant. Quand on était au parti, on était quelque chose ; quand on n’était pas au parti, on était bon à jeter aux chiens et tout ce qu’on pouvait faire était considéré comme négatif… Ça n’est venu que bien après…

— Et alors comment ça s’est passé de 62 à 68, tu as toujours travaillé chez Lang ?

— Ah ! j’ai travaillé chez Lang, c’était de nuit en plus…

— C’est là que tu as eu ta formation militante ?

— Non, j’étais tellement content de n’être plus militaire, de n’être plus en Algérie que je ne faisais rien du tout.

Quand on sort d’un truc pareil… J’étais de retour de permission, à Alger, en avril 62, mars ou avril. Et j’ai assisté, quelques jours, parce que j’étais là, au départ des Pieds-Noirs. Et c’était… c’était terrifiant, c’était un drame humain terrible. Parce qu’on pense ce qu’on veut des Pieds-Noirs. Enfin de la minorité d’origine européenne qui vivait en Algérie. Qui était indéniablement une couche dominante. Ça, on ne peut pas le nier ! Mais ces gens étaient nés là-bas ; ils vivaient là-bas ; c’étaient des Algériens, aussi Algériens que les autres. Et de les voir partir, comme ils sont partis, sans rien, dans le désespoir, ça a été terrible. J’y ai assisté à Maison-Blanche ; j’attendais un avion militaire pour regagner mon cantonnement, à Adrar. Et on est restés plusieurs jours, une bande de militaires comme moi, à regarder ces gens qui partaient. On prenait parfois un taxi, il n’y avait plus d’autobus, et on allait faire un tour en ville.

A l’aéroport, on a vu le départ des gens qui fuyaient avec la valise entourée de ficelle ; ils laissaient tout derrière eux. Et leurs ancêtres étaient venus dans ce pays trois générations auparavant, même avant pour certains. Et c’était terrifiant, terrifiant… En plus, il y avait les troubles, les gens qui se tuaient, les gens qu’on tuait dans la rue ; l’OAS [7] tuait des musulmans dans la rue, au hasard… Et le FLN [8] répondait, car il y avait des groupes du FLN, enfin de l’ALN, qui n’étaient pas contrôlés et qui se mettaient à tuer des gens dans la rue. C’était devenu épouvantable.

Quand j’ai quitté ça, quand je suis rentré, j’aspirais à être dans le silence... Je travaillais de nuit, de 23 heures à 7 heures le matin, quarante heures la semaine ; j’habitais loin, à Saint-Cyr-l’Ecole ; chaque jour de travail, je prenais le train à Versailles pour aller travailler chez Georges-Lang, j’avais trois ou quatre heures de voyage par jour ; pendant ce temps-là je lisais, bien tranquille… C’était la paix, quoi ; c’était fini tout ça… Il y avait comme une sorte de repliement… En plus, ça a été très dur de se réhabituer à la vie ordinaire. Dans les compagnies sahariennes, on se baladait dans le désert, on était des sortes de nomades. Ce fut très difficile de se réadapter à la vie citadine. On dormait dehors, dans le désert, en discutant le coup avec les nomades du coin. Au début, je n’arrivais plus à dormir dans des pièces fermées, il fallait que j’ouvre les fenêtres… Ça a duré comme ça jusqu’en 65, à peu près. Et puis, en 65, on m’a proposé d’entrer à l’Imprimerie municipale de la Ville de Paris qui se trouvait à côté de l’Hôtel de Ville, parce que je connaissais un peu la typographie. C’est à ce moment-là que je suis sorti de cette espèce d’engourdissement. Auparavant, je bouquinais beaucoup, mais je me mettais à l’abri du monde en quelque sorte. Puis, à ce moment-là, je suis sorti.

Évidemment, chez les correcteurs, à cette époque, ce n’était pas dur de trouver ce qu’on cherchait ; il suffisait de regarder autour de soi. Mon père adhérait déjà au « noyau » de la Révolution prolétarienne. Quand il a vu que je commençais à me réveiller un peu…

– La Révolution prolétarienne de Monatte [9] ?

La suite du journal de Monatte, décédé en 1960… Monatte a créé un journal qui s’appelait, en 1925, la Révolution prolétarienne, qui a duré, qui dure encore… mais maintenant ce n’est que quelques feuilles de papier, tandis qu’à l’époque c’était un journal qui était fait par la tendance syndicaliste révolutionnaire de la CGT. Oh ! il y avait tous les anciens, tous les anciens de tout ce qu’on veut là-dedans. Et c’est là-dedans que j’ai appris des choses de tous ces gens. Il y avait Marcel Body, un des derniers bolcheviks vivants de l’époque, qui traduisait Bakounine, et était vraiment un personnage qui savait de quoi il parlait ; il était resté en Union soviétique jusqu’en 1926, il en est sorti avec Alexandra Kollontaï, lorsqu’elle avait été nommée ambassadrice en Suède ; il y avait Pierre Rimbert, socialiste et antifasciste italien (Rimbert était son pseudonyme français), qui connaissait bien le marxisme et la période fasciste ; des anciens de la CNT française, dont mon père et ses vieux copains de la CGTSR ; un vieux camarade espagnol qui, bien que pacifiste et libertaire, avait été commissaire politique dans les divisions confédérales, Basile Hernaes ; Raymond Guilloré, ancien prof de maths qui rédigeait les Chroniques de l’Union des syndicalistes dans la Révolution prolétarienne, et bien d’autres qu’il serait fastidieux d’énumérer. Enfin, tous ces militants formaient ensemble une somme de connaissances extraordinaire. Ferdinand Charbit, un des compagnons de Monatte, qui avait été typographe et correcteur, qui s’était syndiqué en 1909, qui avait vécu intensément toute la période, était une espèce d’encyclopédie syndicale ; il connaissait tout le monde ; il avait tout vu ; il savait tout ce qui s’était passé. C’était une école extraordinaire, la Révolution prolétarienne !

— Et donc tu as commencé en 1965, alors ?

— En 66, lorsque je n’ai plus travaillé de nuit. Puis, j’ai suivi la voie normale ; j’ai été délégué, à l’Imprimerie municipale, délégué des correcteurs…

[*Le renouveau libertaire de mai 68 et l’anarchosyndicalisme en France*]

— Et en 68 ?

— Eh bien ! En 68, il s’est passé une chose curieuse. La direction de la CGT, en l’occurrence Henri Krasucki, a organisé une réunion de tous les délégués de la presse parisienne et a demandé aux ouvriers de la presse de ne pas faire grève, pour assurer l’information. Et comme l’Imprimerie municipale fabriquait un quotidien, le Bulletin municipal officiel (BMO), nous avions pour consigne de ne pas faire grève. Alors, évidemment, on n’était pas contents du tout. Avec les autres délégués de la Cipale [10], les plus jeunes, on faisait dans l’entreprise une assemblée générale tous les deux ou trois jours, pour essayer de déclencher la grève ; mais nous avons toujours été battus aux voix… On allait ensuite dans les autres équipes de presse, pour essayer de les faire s’arrêter. On était mal reçus souvent, et quelquefois chassés… par les délégués, les types de l’époque. C’était à la fois… très, très drôle et très irritant. On était très fâchés hein ! très très fâchés. On avait honte, quoi, on avait honte. En plus, on touchait nos salaires… Enfin, c’était honteux ; tout le monde était arrêté et nous on continuait…

— Vous n’alliez pas défiler ?

— En fait si ! On était une centaine, à peu près, dans l’Imprimerie municipale ; on fabriquait énormément de boulots divers pour la Ville de Paris. Mais l’essentiel, la raison pour laquelle l’imprimerie existait, c’était le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, qui sortait tous les jours, et qui était parfois énorme, 100 ou 120 pages, avec les questions écrites, les enquêtes, les débats du conseil municipal, les adjudications, etc. Dans cette situation, il n’y avait plus d’adjudication, il n’y avait plus rien du tout. Notre travail consistait en quatre pages, huit pages ; il y avait une heure de boulot, au maximum. Alors on faisait ça, le journal était tiré, et hop ! on se tirait, bien sûr. On allait se répandre un peu partout. Et on allait manifester, parce qu’on n’avait que ça à faire. Dans la soirée, j’allais évidemment au quartier Latin… Quelquefois avec mon père, heureux comme il ne l’avait pas été depuis des années ; les conversations permanentes entre inconnus, l’ambiance, toute cette agitation, me disait-il, lui rappelaient le Barcelone de la révolution.

A l’imprimerie, on était en deux équipes, l’équipe du matin et l’équipe du soir. L’administration de la Ville faisait tout ce qu’elle pouvait pour ne pas nous provoquer, pour ne pas nous donner le prétexte de faire grève, donc c’était complètement lisse partout. On avait même des bons d’essence pour venir travailler, parce que les pompes étaient fermées, mais la Ville de Paris avait des réserves, et on pouvait aller dans les pompes de la Ville pour faire mettre de l’essence dans nos voitures, ce qui nous énervait encore plus…

— Mais vous aviez des relations avec d’autres entreprises en grève ou avec des syndicalistes C.G.T. en grève ?

— Non, pas vraiment, le Livre, c’est très fermé... Enfin on est allés à l’Union locale [11] du IVe arrondissement. Mais on y allait pour faire savoir qu’on voulait s’arrêter… Et tout le monde militant savait que la CGT avait demandé qu’on ne fasse pas grève. On se faisait mal voir en quelque sorte ; le secrétaire de l’UL ne savait pas quoi faire de nous et nous répétait sans cesse : « Vous ne devez pas faire grève, parce qu’il faut assurer l’information ; il ne faut pas laisser le monopole de l’information aux moyens audiovisuels. » Rien ne paraissait, sauf les quotidiens, dont l’Huma. En fait les communistes, c’est-à-dire la direction de la CGT, voulaient faire sortir l’Huma. Comme les NMPP, le système de diffusion mutualisé qui alimentait les kiosques, étaient en grève, il y avait des équipes de militants du PC — le PC, à l’époque, c’était quelque chose — qui assuraient la diffusion de l’Huma par porteurs. Tous les hebdos, l’Express, Match, l’Observateur, toutes ces choses-là, ne paraissaient pas. Ou alors ils devaient paraître à l’extérieur de l’hexagone ; il y a des gens qui ont réussi à faire paraître des choses en Belgique.

On disait à l’époque qu’il y a eu un accord entre le syndicat des patrons de la presse parisienne et la direction de la CGT. Puisque cette dernière voulait faire paraître l’Huma, pour d’évidentes raisons politiques, il fallait donc tout laisser paraître, sans discrimination… Ce n’était peut-être pas une position stupide de la part de la direction de la CGT, de son point de vue, je ne sais pas… Mais enfin, pour nous, c’était se moquer du monde. En plus, il y avait un sentiment d’abus, on avait le sentiment qu’on confortait des abus… Vous savez que la presse, à ce moment-là, était fabriquée à l’aide de plomb. C’était la fabrication traditionnelle ; la dernière invention technologique, c’était la linotype qui datait, à peu près, de 1895. Ça a dû arriver en France aux alentours de 1900. Depuis 1900, il n’y avait pas eu d’innovation technologique, sauf qu’au lieu de chauffer les linos au gaz, on les chauffait à l’électricité. Mais un ouvrier de 1903 et un ouvrier de 1960 faisaient le même travail, exactement. On a donc eu le temps de s’installer, de dominer complètement la technologie. Dans les divers lieux de confection des journaux, à ce moment-là, les ouvriers étaient les maîtres du terrain. Les représentants du patronat ne pénétraient quasiment jamais dans les ateliers ; ce n’était pas leur domaine. Les seuls qui étaient acceptés, c’étaient les rédacteurs et les secrétaires de rédaction.

Si un cadre de direction ou un patron avait l’idée saugrenue d’entrer dans un atelier sans ôter son chapeau, tout le monde s’arrêtait immédiatement. Il fallait, pour que le travail reprenne, qu’il paye le coup à toute l’équipe. Pour qu’on l’excuse d’avoir été impoli avec les ouvriers, puisque même les patrons doivent dire bonjour et, pour cela, enlever leur couvre-chef…

Sans doute peu de secteurs industriels ont-ils jamais connu cette autogestion de la production par les ouvriers eux-mêmes…

Mais il y avait un certain nombre d’abus. Et notamment des gens qui travaillaient trop. Le travail était de six heures à l’époque, on travaillait six heures ; on appelait ça un service … Le service, c’est à la fois une quantité de travail, une durée de travail et un salaire. On touchait notre argent, on était bien payés. On essayait surtout d’embaucher le plus possible, et il y avait une espèce de combat permanent contre les services supplémentaires, effectués en sus des six services hebdomadaires. Par exemple, quand il y avait une augmentation de pagination, il y avait x services supplémentaires. Il y avait deux méthodes pour résoudre la question. Soit on faisait appel à la permanence syndicale, c’est-à-dire à des gens qui ne travaillaient pas et s’étaient fait connaître du syndicat, et ils venaient travailler. Soit on faisait des services supplémentaires. Et il y avait un peu trop de services supplémentaires à l’époque. Ça se laissait aller un peu. Et, nous, les jeunes de l’époque, on avait tendance à regarder ça comme des abus. Et cette non-grève de 1968, c’était l’abus de l’abus en quelque sorte.

— Comment te définis-tu ? Comme libertaire, anarchiste ? Tu es à Alternative libertaire ou…

— J’ai adhéré à Alternative libertaire en février 2002. Mais je suis très ami et ai beaucoup d’affinités avec quelques camarades d’Alternative libertaire que je connais depuis longtemps, depuis les années 70. En fait, j’ai été membre de la Fédération anarchiste entre 1981 et 2001.

Mais, en 1968, la situation était différente. Évidemment, après un événement pareil, tous les vieux chiens du mouvement libertaire ont décidé de se réunir. Moi, je suis dans le mouvement libertaire ; du point de vue moral, je m’estime libertaire depuis 1967, notamment à partir de ma rencontre avec Gaston Leval [12].

Gaston Leval, de son vrai nom Pierre Piller, c’est un de ces gars qui ont refusé la guerre de 14, qui se sont déclarés insoumis. Lui, il est parti se réfugier en Espagne. Où il a milité, il a notamment travaillé beaucoup avec les écoles confédérales de la CNT espagnole. Et puis, avant ou après le coup d’Etat de Primo de Rivera, je ne m’en souviens plus exactement, il part pour l’Argentine. Là-bas, c’est un orateur, un orateur éducateur. Le mouvement libertaire argentin et la FORA [13] l’utilisent comme orateur et débatteur ; il travaille aussi pour quelques écoles syndicales.

Je le rencontre quand il est vieux ; il est chez les Correcteurs pour gagner sa vie, et je trouve ce bonhomme absolument fascinant… Par exemple, il est allé en Russie, en 1921. Délégué par la CNT espagnole, il rencontre les communistes, qui sont en train d’organiser leur organisation internationale, et ne perd pas la tête : ce qu’il voit sur place ne lui paraît guère socialiste… A son retour en Espagne, le rapport qu’il fournit est un des documents qui a fait que la CNT a retiré son adhésion provisoire à l’Internationale communiste. C’était un homme qui avait eu de réelles responsabilités, et qui ne s’était pas trompé. Ce fut une décision extraordinairement importante [14], parce que si la CNT et le mouvement libertaire espagnols avaient continué dans cette voie avec l’Internationale communiste, ils auraient pu connaître le même funeste destin que la CGT de France, où la tendance révolutionnaire a donné naissance à un parti communiste. Leval avait rencontré Trotski, Victor Serge [15] et tous ceux qui étaient en Russie à ce moment-là.

Alors quand je le rencontre — j’avais vingt-six ans à l’époque — un bonhomme comme ça, ça vous laisse sans voix. Et je deviens son… disciple ; oui, c’est le bon mot ; et pendant plusieurs années, je l’ai écouté ; c’est lui qui m’a fait découvrir Michel Bakounine, alors qu’à ce moment-là la plupart de ses textes étaient introuvables ; pour cela, je lui serai reconnaissant toute ma vie. Ça, c’est mon évolution personnelle.

Je reviens à l’après-68 : toute une série de camarades, des vieux militants, de la R P [16], des autres groupes, de la Fédération anarchiste, de l’Union des anarchosyndicalistes, des indépendants comme Lecoin, etc., décident de se réunir, pour faire quelque chose.

Parce que…, c’est difficile à expliquer, parce que, avant 68, l’extrême gauche n’existait pratiquement pas, mis à part le Parti communiste ; des groupes anarchistes par-ci par-là, mais quasi inconnus ; les trotskistes étaient des hyper-groupuscules ; les maoïstes, des curiosités ; le Monde libertaire et Informations ouvrières existaient [17]. Mais tout ça, c’était presque rien.

Et, en 68, avec les luttes étudiantes et la grève générale, tout ça explose, ça explose littéralement ; le mouvement libertaire aussi. Enfin, sous une forme particulière, qui est la forme spontanéiste, un peu à la suite de Cohn-Bendit, qui lui-même venait du groupe « Noir et Rouge ».

A ce moment-là, à l’automne 68, les vieux militants dont je parle plus haut pensaient : « Il faut quand même faire quelque chose dans le mouvement ouvrier ». Ils se rencontrent dans une, puis plusieurs conférences nationales, à la Bourse du travail déjà, et ça discute, longtemps… De fil en aiguille, naît un mouvement, enfin un petit mouvement qui prend comme nom « Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarchosyndicaliste » [18], qui se veut un regroupement d’anarchosyndicalistes des différentes confédérations ; je suis partie prenante de cette création…

Il reste entendu que chaque militant un peu averti du mouvement est venu jeter un petit coup d’œil, pour voir ce qui se passait au cours des conférences nationales ; puis il est reparti chez lui. Chez lui, ce sont les groupes anarchistes « spécifiques [19] »…

Or le mouvement « spécifique » libertaire est en pleine… révolution, si on ose dire ainsi…

Une scission s’est produite à la Fédération anarchiste, et une partie des groupes scissionnistes se sont organisés en une ORA, Organisation révolutionnaire anarchiste [20], qui a eu, pendant quelque temps, une certaine influence ; c’est de cette organisation que provient Alternative libertaire…

L’orientation qui dominait, à l’époque, c’était de constituer des collectifs autonomes d’entreprise et nombre de jeunes militants snobaient les syndicats. Beaucoup de copains, Thierry Renard et Patrice Spadoni — ils étaient tout jeunes mais ils sévissaient déjà [21] à ce moment-là — ont fait leurs premières armes dans ces collectifs ; ils diffusaient un bulletin appelé le Postier affranchi. J’allais oublier Henri Cellier, qui est aujourd’hui à Sud-Rail…

Les débats allaient bon train dans tout le mouvement ; la plupart des questions politiques qui avaient été étouffées par le stalinisme étaient examinées de nouveau. Les collectifs ouvriers étaient-ils des embryons de soviets ? Et on reparlait de la gauche allemande, de l’AAUD et du KAPD, le parti communiste ouvrier allemand, les vrais gauchistes, les gauchistes historiques [22]

A l’occasion de deux grèves importantes, celle des postes et celle des banques, vers 1974, les copains les plus lucides — ceux dont je parlais il y a un instant — finirent par constater que les collectifs ouvriers ne servaient à presque rien dans les grèves ; ceux qui décidaient, c’étaient les syndicats. Les grèves étaient commencées par les syndicats, gérées par les syndicats, terminées par les syndicats. Il y avait, sans doute, toujours moyen de faire un petit peu quelque chose dans les entreprises et les centres de tri, mais rien de déterminant… Un débat dans l’ORA s’est donc amorcé pour changer de position, c’est-à-dire pour commencer à investir des militants dans le mouvement syndical, indépendamment des collectifs ouvriers ; la plupart de ces derniers disparaissaient d’ailleurs assez vite... Ces débats — et des questions théoriques : certains parlaient de synthèse entre le marxisme-léninisme et l’anarchisme ou d’un nouveau concept dit « dictature antiautoritaire du prolétariat » — ont déclenché une scission [23] : d’un côté une organisation nommée [24] Organisation communiste libertaire (OCL), très affaiblie aujourd’hui, et une autre qui s’est appelée l’UTCL [25] (Union des travailleurs communistes libertaires) sur la nouvelle orientation. Les futurs Alternative libertaire (Spadoni, Renard, Cellier) ont alors fait la « tournée des popotes » pour tenter des rapprochements.

Des incompréhensions de nombreux anarchosyndicalistes sur l’évolution des ces copains, et peut-être des questions de génération, ont fait que l’Alliance et l’UTCL n’ont pas fusionné — et on peut peut-être, aujourd’hui, le regretter…

Depuis ces années-là, nous avons réussi néanmoins à faire des choses ensemble. En soutien à la lutte antifranquiste, par exemple, lorsque Puig-Antich a été garrotté ou que deux militants basques, Garmendia et Otaegui, ont été assassinés.

A l’Alliance, nous étions en rapport avec Frente libertario, une tendance de la mouvance espagnole, dont un des animateurs principaux, Gomez-Pelaes, était correcteur chez Larousse, aux dictionnaires ; avec elle, nous avions constitué une association de défense nommée Comité Espagne libre, dont le président était mon ami et camarade Alain Pécunia — dans notre comité d’honneur, nous avions André Devriendt, secrétaire du Syndicat des correcteurs, et Eugène Descamps, secrétaire de la CFDT. Soit dit en passant, tant que ce dernier est demeuré aux affaires, la CFDT est restée sur une ligne de gauche ; lorsqu’il est tombé malade, la dérive a commencé…

On était sans arrêt obligés de faire des actions publiques au sujet de l’antifranquisme, et nous avions l’espoir que la CNT pourrait se reconstituer dès la disparition du dictateur et retrouver au moins une partie de sa force ; avec René Berthier, je suis allé à Madrid rencontrer des militants libertaires qui commençaient à réapparaître… Enfin, je n’entre pas dans les détails parce que pénétrer dans le mouvement espagnol, c’est comme aller dans un labyrinthe dont on ne sort jamais…

L’Alliance syndicaliste, c’était un courant proprement syndicaliste dont je faisais partie, avec quelques autres. Ça dure jusqu’en 1980, il y a beaucoup de travail de fait, du travail d’opposition, de création de syndicats ou de structures interprofessionnelles aussi. Nombre de copains de l’Alliance, par exemple, ont participé à la création du Sycopa, le Syndicat parisien du commerce qui vient de quitter la CFDT.

— L’Alliance syndicaliste fonctionnait comme une tendance ?

— Ouais, une tendance, une tendance anarchosyndicaliste. L’idée étant de constituer une coordination des syndicalistes révolutionnaires dans les syndicats, et d’élaborer une politique commune ou convergente. Ce qui est, en fait, extraordinairement difficile. On ne manquait pas d’illusions à l’époque : on s’est heurté au fait que beaucoup de militants étaient d’abord des militants de leur confédération, avant d’être des militants libertaires ou anarchosyndicalistes, ou syndicalistes révolutionnaires. Nous avons découvert ce « nationalisme confédéral » en particulier avec les camarades de Force ouvrière, surtout implantés dans la Gironde et la Loire-Atlantique, qui étaient d’abord des militants de Force ouvrière, dont l’objectif était de promouvoir et de défendre Force ouvrière sans le moindre esprit critique. Leur objectif réel était que le plus de militants possible de l’Alliance entrent à Force ouvrière. Or quasiment aucun soixante-huitard libertaire ne voulait se syndiquer à Force ouvrière, pour des raisons qui, à l’époque, étaient évidentes. A savoir que Force ouvrière conduisait, dans la plupart des secteurs et des entreprises, une politique épouvantablement droitière. Presque tous les militants qui se reconnaissaient peu ou prou dans le mouvement de 68 entraient à la CFDT, qui apparaissait comme la plus progressiste. Concrètement, dans les luttes ou les revendications, elle l’était d’ailleurs à ce moment-là. Avant l’arrivée d’Edmond Maire, avec qui l’inflexion droitière s’est amorcée.

Il y a eu une rupture avec les anarchosyndicalistes supposés de Force ouvrière ; lesquels étaient très proches de l’OCI, ce qui s’appelle aujourd’hui le Parti des travailleurs, les lambertistes. Sans doute existait-il, à l’époque, une sorte de pacte entre les deux groupes, et quelques-uns de la partie anarchosyndicaliste, ou prétendue telle, espéraient améliorer leur rapport de forces en s’appuyant sur un regroupement comme l’Alliance.

— Il y avait combien de personnes ?

— Cent à cent cinquante, en comptant les sympathisants qui diffusaient notre journal ; il y avait mille abonnés à notre journal… Non pas mille abonnés, on diffusait en gros mille journaux tous les mois… Le journal s’appelait Solidarité ouvrière, ce n’était pas original, il faut bien le reconnaître (rire). On avait repris le nom du journal des Espagnols…On avait, oui, 100 à 150 personnes, ça dépendait des moments… La plupart sont à la CNT maintenant, ou à SUD, enfin ceux qui militent encore…

Si on essaie d’être méthodique, on pourrait décrire les choses comme cela.

Dans la région parisienne, l’Alliance avait quelques militants dans les services à Paris, qui créèrent une union locale CFDT dans les 8e et 9e arrondissements, laquelle fut assez rapidement dissoute par la confédération, vers 1976 : il y avait des licenciements d’employés à Montholon — le siège de la CFDT d’alors — auxquels l’union locale voulait s’opposer. En outre, l’Union locale avait placardé dans tout l’arrondissement une affiche avec le texte suivant : « Contre le chômage, fais comme ton patron, adhère au PS ».

Quelques camarades de l’Alliance militaient aussi à l’UL-CFDT du 10e ; pendant le conflit du Parisien libéré, de 1975 à 1977, ils donnèrent divers coups de main aux copains du Livre.

Dans les Hauts-de-Seine, dans les années qui suivirent immédiatement 68, l’Alliance et l’ORA, qui fonctionnaient ensemble dans ce secteur, obtinrent une bonne implantation, en particulier dans le secteur interprofessionnel, à partir des services, des enseignants et des métaux. Je me souviens qu’un camarade se déclarant libertaire, Gérard Mulet, qui fut secrétaire de l’Union départementale (UD), à Boulogne, se réjouissait que chacune des UL du département possédait un équipement technique et un collectif militant qui lui permettaient de soutenir activement les mouvements locaux. En outre, nous avions réussi à faire embaucher à l’UD, comme permanent technique, un vieux camarade espagnol, Antonio Barranco, qui se chargeait, entre deux tirages de tracts sur la machine offset du sous-sol, de la formation syndicaliste improvisée des militants qui venaient chercher du matériel…

Dans le Val-de-Marne, le secrétaire de l’UD, Jacques Blaise, était sympathisant de l’Alliance ; il fut de tous les combats de l’Alliance et les militants de l’Alliance lui apportèrent tout le soutien possible dans les luttes du département ; je me souviens, en particulier, de la reprise de la production, durant une grève, d’une usine de fabrication de biscuits…

Un des militants fondateurs de l’Alliance, Serge Aumeunier, ingénieur à l’Aérospatiale, fut longtemps trésorier ou trésorier adjoint de l’Union parisienne des syndicats des métaux (UPSM) de la CFDT. Serge et quelques-uns de ses copains, après qu’ils eurent été décentralisés aux Mureaux, firent un gros travail dans l’UD des Yvelines et les UL de la vallée de la Seine. (N’oubliez pas qu’à l’époque, à Simca-Poissy, régnait un syndicat maison plus ou moins fasciste, la CFT.) Le secrétaire et l’employée du Syndicat du bâtiment local, Robert Simonet et Amy Braun, étaient adhérents de l’Alliance.

Dans la Santé et le Social, l’Alliance avait beaucoup de contacts et quelques militants, Elisabeth Claude, par exemple ; la plupart de ces derniers sont aujourd’hui à Sud-CRC-Santé-Social.

Enfin, à partir des quelques correcteurs adhérents de l’Alliance, René Berthier, Alain Pécunia, Thierry Porré, Pascal Nürnberg et moi-même, nous eûmes quelques rares contacts dans le Livre, CGT ou CFDT.

Dans la région de Bordeaux, un groupe de copains qui travaillaient à la Société européenne de propulsion (SEP) décidèrent de quitter FO, ce qui n’améliora guère les relations avec ceux qui s’y appelaient anarchosyndicalistes, et de s’affilier à la CFDT. De proche en proche, ces copains réussirent une implantation dans les Métaux et d’autres secteurs, comme l’Enseignement. Puis quelques-uns d’entre eux obtinrent des responsabilités à l’UD-CFDT de la Gironde et dans son bureau.

Il est évident que, un fois membres du bureau de l’UD de Gironde, les camarades ont commencé un travail de sensibilisation sur divers thèmes du syndicalisme révolutionnaire, les revendications, évidemment, mais aussi sur le contenu de l’autogestion — mot d’ordre officiel de la CFDT depuis son congrès de 1970 — et de l’indépendance, alors qu’on commençait à y parler d’ « autonomie engagée » avec le Parti socialiste ; la majorité de la direction de la centrale commençait alors son inflexion pour essayer d’amener l’énorme masse de nouveaux adhérents, presque un demi-million peut-être, plus ou moins influencés par les idées de 68, vers la version syndicale de la démocratie chrétienne, qui était, comme on a pu le constater plus tard, son idéologie réelle, en tout cas de ceux qui, autour d’Edmond Maire et de la direction de la Chimie, allaient conduire le tournant droitier. Les deux démarches ne pouvaient que se heurter… En plus, à plusieurs reprises, les copains avaient diffusé des tracts antimilitaristes dans les gares lors des départs des appelés du contingent. Bon, en tout cas, vers 1976, à un moment que je ne saurais vous précisez plus, la direction de la centrale a dissous le bureau de l’UD, et renvoyé les militants dans leur syndicat d’origine. Dans le même temps, le copain délégué syndical de la SEP, Vladimir Charov, fut licencié, avec l’accord du ministère du Travail. Évidemment, nous avons fait le maximum de bruit autour de l’affaire. Peine perdue : la direction se moquait de tout ce qu’on pouvait dire, avec encore plus de mépris que les « stals » — et les autres courants d’extrême gauche, comme souvent durant ces années-là, voyaient l’exclusion de quelqu’un d’une chapelle voisine comme la disparition d’une concurrence. Ainsi les « cathos » ont pu appliquer sans trop de difficultés la bonne vieille technique du salami à presque toute leur opposition.

Une autre exclusion a été très significative de cette situation. Dans le courant de l’année 1978, une grande manifestation fut organisée contre le surgénérateur de Creys-Maleville ; une section de la CFDT de Lyon de la poste, à Lyon-Gare, c’est-à-dire les postiers qui travaillent dans les trains, a été exclue parce qu’elle y avait participé. Beaucoup de membres de l’opposition, et toute l’Alliance syndicaliste, se sont mobilisés pour s’y opposer, sans résultat. Malgré les appels, les prises de position de nombreuses structures, est apparue à cette occasion la confirmation que la CFDT expulserait de ses rangs tous les militants de l’extrême gauche qui s’exprimeraient dans la confédération. Se fit sentir, dès cette époque, l’absence d’un recours syndical, la possibilité de s’organiser syndicalement après l’exclusion — par exemple, les copains de Lyon-Gare constituèrent un syndicat autonome, le Syndicat autogestionnaire des travailleurs (SAT). Puis, après quelques années, une partie du syndicat adhéra à la CNT. Qui, à l’époque, était minuscule. Mais les copains éprouvèrent le besoin d’être confédérés, de travailler avec des camarades d’autres secteurs industriels. Dans un syndicat autonome, sur un secteur, une ou plusieurs entreprises, on s’essouffle très vite si on n’est pas un corporatiste forcené…

On voit combien l’échec de la construction de la CNT dans l’immédiat après-guerre a pu avoir des conséquences néfastes ; si les anarchosyndicalistes, au lieu de se disputer au sujet d’abstractions diverses, avaient eu la conscience révolutionnaire de constituer une organisation syndicale minimale, et suffisamment connue, même de quelques milliers de membres, ils auraient pu offrir ce recours à tous les syndicalistes combatifs qui se sont fait expulser des grandes confédérations après 1968.

Cet échec historique nous est apparu avec encore plus d’acuité dans l’affaire d’Usinor, à Dunkerque.

Lorsque nous prenons contact avec la section CFDT de cette grande usine, au tournant des années quatre-vingt, plus de dix mille personnes travaillaient dans l’entreprise et la section représentait environ trente pour cent des voix aux élections professionnelles et plusieurs centaines de cartes.

C’est à la suite d’articles parus dans Libération que nous y allons ; nous rencontrons là-bas quelques-uns des sidérurgistes qui animent la section et qui ont des problèmes avec l’appareil de la CFDT. Dès les premiers moments, Serge et moi, nous avons été très touchés par ces rencontres. Alors que, souvent, lors des prises de contact, nous faisons la connaissance de personnes de la mouvance gauchiste, par exemple dans la Santé ou l’Enseignement, pour l’essentiel les camarades que nous rencontrons à Dunkerque sont de purs produits de la classe ouvrière du Nord, aussi durs à la peine que solidaires dans l’épreuve. Ils se méfiaient de nous, d’ailleurs. Ça a duré quelque temps.

En effet, très vite, nous avons compris, l’expérience aidant depuis la dissolution du bureau de l’UD de la Gironde, ce qui allait se passer. Pour des raisons que nous n’avions pas perçues tout de suite, ces camarades gênaient, et on pouvait deviner, dans le récit qu’ils nous faisaient des ennuis qu’ils commençaient à avoir avec le syndicat local, l’UD du Nord ou la Fédération des métaux, qu’on allait leur faire un sort. Sinon à tous mais à un certain nombre d’entre eux, sûrement les plus actifs… Ils ne nous crurent pas, tout d’abord, lorsque nous comparâmes leur situation à celles de Bordeaux ou de Lyon-Gare, ou d’autres — ce n’était pas des militants oppositionnels mais des syndicalistes actifs, sans état d’âme concernant l’orientation et la direction de la CFDT ; l’essentiel de leurs activités consistait à combattre leur patron… Plus tard, ils nous confièrent qu’ils n’avaient pas compris réellement ce que signifiait la campagne qu’avait lancée Edmond Maire en dénonçant les « coucous », en phase très active alors. Les « coucous », c’étaient, insinuait Maire, les militants d’extrême gauche qui déposaient leurs œufs dans les nids de la CFDT — plus tard, ceux qui formeront Sud ou le CRC, ce seront les « moutons noirs ». Les camarades d’Usinor ne croyaient pas que les coucous, c’étaient ceux, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, déplaisaient aux démocrates chrétiens de la direction confédérale. A Usinor-Dunkerque, les camarades avaient un « coucou », un sur dix mille, prénommé Frank, venu plus ou moins de la mouvance « mao-spontex », et, disaient-ils en riant, ils l’avaient bien en main !

Ils ne prirent aucune précaution, bien que nous le leur suggérions, pour se protéger contre l’orage qui arrivait. Par exemple, ils ne cherchèrent nullement à se constituer en syndicat d’entreprise, pour avoir un statut de personne morale ; ils restèrent en section syndicale. Aussi, lorsque les exclusions arrivèrent, dans la commission exécutive du Syndicat métallurgique de Dunkerque, ils furent minoritaires — les bureaucraties savent organiser les majorités !

Un certain nombre, les militants, furent jetés de la CFDT comme des malpropres ; Frank fut en outre licencié…

Qu’allaient-ils faire, les sidérurgistes combatifs d’Usinor-Dunkerque, pour continuer le bon combat ? La CGT ? Depuis dix ans, ils polémiquaient avec ses militants…

Le groupe de militants expulsés nous chargèrent d’explorer toutes les solutions possibles. A cet effet, je rencontrai même, à la Bourse, mon camarade Pepito Rosel, vieil anarchosyndicaliste espagnol qui s’était réfugié à FO dans les années cinquante, pour examiner un recours à Force ouvrière. (Après ça, ne me dites pas que je suis sectaire !) Peine perdue. Dans la région du Nord, nous informèrent les copains d’Usinor, FO-Métaux [26] c’était le RPR ! Ils refusèrent et se lancèrent, avec comme seul appui un petit groupe d’anarchosyndicalistes, dans la constitution d’un syndicat autonome, fièrement nommé Syndicat de lutte des travailleurs d’Usinor-Dunkerque (SLT).

On ne peut s’étendre sur les innombrables difficultés qu’ils durent affronter, simplement d’abord pour se faire connaître des travailleurs [27], puis pour être reconnus comme représentatifs dans l’entreprise… En tout cas, ils y arrivèrent, à la représentativité ; beaucoup aussi quittèrent l’entreprise, lassés de tout cela.

Nous les avons aidés comme nous le pouvions, par les contacts ou l’aide matérielle ; je me souviens que nous leur avons offert une machine SAM à imprimer les tracts. Car, après l’exclusion, ils n’avaient plus rien, ni local, ni papier, ni machines, ni trésorerie… L’école des correcteurs recueillit, quelques mois, Frank, dans un stage où il s’ennuya copieusement.

Quelques mots encore. D’abord pour souligner combien nous étions démunis, avant l’apparition de Sud ou la renaissance de la CNT. Nous n’avions rien en magasin à proposer aux camarades qui se faisaient jeter.

Et pour envoyer mon meilleur souvenir à Pierre Suray, qui fut militant et trésorier du SLT, si jamais un jour il lit ses lignes.

Ah ! J’oubliais : la raison réelle de la décapitation de la section CFDT d’Usinor-Dunkerque, c’était évidemment la préparation de la modernisation de l’outil sidérurgique français, Dunkerque et Fos, qui allait s’accompagner de divers regroupements, de fusion et de nombreuses pertes d’emplois. La section, dans son état premier, aurait pu créer de vraies difficultés à l’actionnaire principal, à savoir l’Etat français. Un nettoyage préalable s’imposait et la direction de la CFDT s’en fit la complice.

Vous ai-je dit que nous avions eu des contacts quelque temps auparavant avec Longwy et Thionville, la sidérurgie lorraine ? Il y avait deux ou trois copains de l’Alliance dans le coin, qui travaillaient avec des camarades de l’OCL et d’autres personnes plus ou moins d’extrême gauche. Malgré la détermination de tous ces copains et des ouvriers lorrains de défendre leur boulot, tout leur résistance fut lestée par un terrible handicap. La volonté politique des employeurs étaient de déplacer la fabrication de l’acier vers les ports et d’abandonner la Lorraine et sa « minette ». Les immenses usines de Longwy et de la région resteraient en l’état et la travail serait parti…

Au contraire, le minerai arrivait à Dunkerque pour y être traité. Une vraie résistance y était dont possible. Il fallait dont détruire, démoraliser, chasser ceux qui étaient en capacité d’organiser cette lutte.

— Justement, est-ce qu’il y a un lien entre l’Alliance syndicaliste et ses relations avec la CFDT, et ensuite… les mouvements qui sont issus de la CFDT. Est-ce qu’il y a une continuité ?

— Les camarades de l’Alliance, comme les autres libertaires qui étaient à la CFDT, faisaient partie de l’opposition… Cette opposition, plurale et qui s’est peu à peu coordonnée, a réussi, par exemple, en 1988, à organiser à Paris un rassemblement du 1er Mai avec la CGT et quelques autres… Cette coordination et cette initiative commune sont la cause profonde, selon Elisabeth Claude, des mises sous tutelle des « moutons noirs » de 1988 [28], qui ont abouti à la création du CRC-Santé-Sociaux et de Sud-PTT… Alors que la cause apparente, ce sont les grèves des « camions jaunes » aux PTT et des infirmières de la Coordination.

Que peut-on dire encore de l’Alliance syndicaliste ? Une des choses les plus originales que nous avons inventées, c’est la pratique de la contre-fraction. Qu’est-ce qu’une contre-fraction ? Dans une organisation syndicale où des fractions politiques tentent de monopoliser les postes de direction, c’est proposer aux adhérents de constituer une structure plus ou moins clandestine d’opposition avec comme objectif de rétablir la démocratie et le pluralisme syndicaux ; dans cette contre-fraction, les anarchosyndicalistes sont le noyau et ils s’emploient sans cesse à développer la surface de la contre-fraction, en faisant appel à tous ceux qui veulent que le syndicat appartienne aux syndiqués et non au PCF ou à la LCR ou encore à la social-démocratie chrétienne. Il ne s’agit nullement d’une fraction anarchiste ; elle n’a pas de programme anarchiste, mais une plate-forme de rétablissement de la démocratie, des élections pour les postes de responsabilité, des assemblées générales pour gérer les luttes et discuter des accords [29].

Un syndicat autonome issu de la CGT, à Vitry-le-François, chez Vallourec, a repris le titre de notre journal comme nom…

Enfin, ce fut une expérience passionnante, avec de bons camarades…

— Est-ce qu’on les retrouve dans les Sud ? Est-ce que ce sont les mêmes ?

— Je te rappelle que l’Alliance s’est autodissoute un peu avant 1981. Ses anciens militants sont soit à la CNT, soit à Sud. C’est, semble-t-il, autant une question d’expérience personnelle que de secteurs professionnels. Les camarades de la SEP, dont je parlais tout à l’heure, ont fini par créer un Sud-Métaux… Un camarade de Grenoble de la Chimie CFDT avec qui nous travaillions a quitté l’Isère pour s’installer à Fos ; là, chez Elf-Atokem, il a créé avec quelques copains un syndicat de la CNT.

C’est difficile à expliquer dans le détail. Parce que, en 1981, quand sont arrivés 1981 et la victoire électorale de Mitterrand, on a tous pensé que c’était fini… Enfin, fini pour un certain temps… On avait perdu partout… La suite, la création de Sud en 1989 et la réapparition de la CNT après les grèves de 1995 sont une autre histoire. Il y a un lien, bien sûr, les militants de 1975 ne sont pas disparus comme par enchantement — mais les nouveaux syndicats sont le produit d’une autre période.

[*Le « bruit d’un fou » : la contestation interne à la CGT*]

— Avec l’arrivée des socialistes au pouvoir ?

— Oui, à peu près 1981 : beaucoup de camarades avaient été exclus ou « renvoyés à la base » ; par exemple — les camarades de la chimie de Grenoble n’avaient plus de responsabilités. Les camarades qui étaient à l’UD des Hauts-de-Seine en avaient eu marre. Le secrétaire de l’UD du Val-de-Marne avait abandonné son mandat et avait été embauché par l’Agence pour l’économie d’énergie et avait arrêté la lutte. Serge Aumeunier venait de perdre son mandat à l’UPSM. Le copain qui était secrétaire du syndicat de Versailles du Bâtiment avait non seulement été viré de la CFDT mais, en plus, n’avait plus de travail. Il y en avait d’autres… Enfin, beaucoup de secteurs de l’opposition, en particulier ceux où se trouvaient les anarchosyndicalistes, avaient été laminés. Pas tous, il y avait encore des copains dans les Postes, Alain Sauvage qui est à Sud parisien, par exemple, et qui était aussi à la Fédération anarchiste… Enfin on travaillait ensemble, ceux de la Fédération anarchiste, nous qui étions spécifiquement des anarchosyndicalistes et ceux qui sont devenus Alternative libertaire. Qui s’appelaient à l’époque l’UTCL, Union des travailleurs communistes libertaires.

Il y a eu une période où on a été, d’une certaine manière, laminés par le programme commun. Votre génération n’a pas connu l’espoir parfaitement illégitime et totalement illusoire du programme commun. Mais les gens y croyaient, au programme commun. Enfin la gauche était unie, tous s’étaient mis d’accord, et on allait gagner, pensaient-ils…

— Mais il y avait quand même eu la désillusion des législatives en 1977. [30]

— Ah ! oui, la désillusion fut énorme… Mais le problème c’est que les gens vivent d’illusions. Chez les Correcteurs, nous avions refusé de signer le programme commun. Il a fallu défendre ça à la CGT, au cours d’un congrès confédéral. C’est moi qui suis monté à la tribune. J’ai essayé d’expliquer, c’était laborieux : « Il n’est pas dans la nature des syndicats de se lier les mains en signant des programmes politiques… »

Les personnes présentes te regardent en pensant visiblement : « Qu’est-ce que c’est que cet hurluberlu ! » Ce n’était même pas perçu comme une opinion politique, ou comme une divergence. C’était le bruit d’un fou : « Qu’est-ce qu’il a celui-là ? Il est malade, ça ne va pas, il faut qu’il arrête ! » C’était extraordinaire, extraordinaire.

Il est évident que la seule chose à faire, néanmoins, c’était d’entrer dans le débat, ce que les gens ne faisaient pas ; ils croyaient pour la plupart, avec la foi du charbonnier, que la gauche, une fois au pouvoir, résoudrait la question du chômage, renforcerait les droits des travailleurs, rabaisserait le caquet des patrons, impulserait la démocratie économique et même, pour ceux qui étaient d’innocents patriotes, comme beaucoup de copains de la base du PC, rétablirait le prestige de la France, patrie des droits de l’homme et tutti quanti… Comme vous avez pu le constater, la gauche au pouvoir a fait exactement le contraire de ce que je viens d’énumérer.

En 1978, le Parti communiste s’aperçut qu’il était en train de se faire plumer ; c’étaient les socialistes qui plumaient la volaille communiste… Ils s’aperçoivent qu’ils sont en train de se faire avoir : ils vont devenir minoritaires. Donc ils essaient de casser le processus par ce qu’ils ont appelé « la réactualisation du programme commun », une querelle d’Allemands programmatique, si vous me permettez une telle expression, pour stopper la machine qui dérape. Trop tard, le mythe « programme commun », incarnée dans les masses du peuple de gauche, était devenu une force matérielle ; en paraissant s’y opposer pour les queues de cerise du nombre de nationalisations, les « stals » se sont coupés des réformateurs raisonnables ; en 68, ça avait été de la jeunesse révoltée. Ça faisait beaucoup de monde en si peu de temps !

Dans toute la CGT de l’époque, on ne parlait que de ça ; c’était la bagarre de la majorité communiste contre les socialistes de la CGT. Chacun arrivait avec son journal sous le bras. Les communistes lisaient l’Humanité d’un air féroce ; les socialistes lisaient autre chose, le Canard enchaîné ou Libération. Non, Libération, c’étaient plutôt les gauchistes…

— Toi, tu lisais Libération ?

— Moi, je m’amenais aux réunions de l’UD de Paris avec Libération sous le bras. On me regardait de travers, l’air de dire : « Qu’est-ce que c’est que ce type ! » Lire Libération à la CGT en 1975-1980, c’était quasiment considéré comme une trahison. En tout cas, ça prouvait qu’on n’était pas un vrai… C’est étonnant d’ailleurs de raconter ça maintenant.

Quand le débat commençait, un délégué communiste intervenait : « Maintenant camarades, il est absolument nécessaire que nous prenions position sur l’actualisation du programme commun parce que c’est pas suffisant… » ; un socialiste répondait immédiatement après : « Mais, enfin, on a signé un accord… » Les réunions de la CGT devenaient des débats électoraux, entre les militants des deux partis. Et, très vite, les gens, les syndiqués ordinaires, restaient chez eux. C’est à partir de ce moment-là que ça a commencé vraiment à s’éroder, les effectifs. Ensuite, il y a eu la clownerie de l’Afghanistan, enfin pour les Afghans ce n’était pas une clownerie ! Mais pour la CGT… Les deux morceaux du parti communiste local se battent entre eux là-bas et les Soviétiques interviennent. Tout le monde se dit alors : « Quelle différence avec la politique de la canonnière ? Il y a le drapeau qui est différent, mais c’est comme les Anglais en 1850 ! » Et la CGT française et le PC français se mettent à soutenir ça, l’intervention armée des Soviétiques, de manière insensée : Comment est-ce qu’on peut justifier une opération impérialiste, qui en plus se termine en drame ? Les jeunes Soviétiques qui meurent par milliers… C’était comme une réplique de la guerre d’Algérie. En pis, parce que les conditions de la guerre, là-bas, c’était autre chose. Cela a miné l’Union soviétique… Que les « loustics » de la CGT, les « stals », se mettent à défendre ça, c’était à mourir de rire. Enfin, à la fois, à pleurer et à mourir de rire. On leur cherchait des crosses avec ça, ce qui déclenchait des happenings extraordinaires.

Un jour, à l’UD de Paris, il y a eu ce qui s’appelait le conseil général : tous les syndicats se réunissaient pour décider un certain nombre de choses, par exemple l’augmentation des cotisations… Il y avait beaucoup de syndiqués à Paris à l’époque ; j’ai dans la tête le nombre de 100 000 syndiqués, à peu près. On arrive, la délégation des correcteurs. En plus, la direction de l’UD s’était trompée dans l’envoi des convocations, et nous avions beaucoup plus de délégués que les statuts nous en autorisaient, une dizaine en tout. On avait préparé une intervention dont le thème principal était : « On n’exporte pas le socialisme à la pointe des tourelles de char. » Cela nous paraissait évident et nous avions fait un beau texte, après avoir beaucoup réfléchi, beaucoup discuté. Comme je savais qu’ils ne me donneraient pas la parole, ou seulement trois minutes avant la fin, c’est un autre copain qui lève la main… Il monte à la tribune et commence à lire notre texte… Ça a été comme une explosion de rage, d’injures et d’interruptions intempestives…

— Et l’affaire de la Pologne, avec le soutien à Solidarnosc, ça a été aussi tendu ? Est-ce que vous vous êtes retrouvés en porte-à-faux de la même façon ?

— Ah ! oui, très en porte-à-faux même. Mais ce n’était pas très grave parce que les communistes l’étaient encore plus que nous, beaucoup plus que durant les controverses au sujet de l’Afghanistan.

A partir du congrès de Grenoble de 1978, nous avions des contacts officiels — j’avais pris des contact en tant que secrétaire adjoint du syndicat — avec des oppositionnels, qui étaient le Syndicat national de l’ONIC, l’Office national interprofessionnel des céréales, et celui de l’INSEE, les statistiques [31]. Quand est arrivée l’histoire de la Pologne [32], des anciens de l’Alliance syndicaliste sont partis en Pologne, avec du matériel pour soutenir la grève ; moi, je suis resté à Paris parce que j’étais secrétaire des Correcteurs ; je ne pouvais pas m’en aller, ça m’a bien embêté d’ailleurs… Les Correcteurs ont même financé un film et envoyé une délégation là-bas…

Le 13 décembre 1981, on apprend qu’il y a eu un coup d’Etat en Pologne. Et le lundi matin suivant, je devais aller au bureau du Comité inter [33]. Je me dis : « Ce n’est pas possible, je ne peux y aller ; si j’y vais, on va se battre ; ça va être les injures, je vais les traiter de fascistes… » Je vais alors au local de la Bourse et je téléphone dans les équipes qui travaillaient. Désespoir total. Puis j’appelle le camarade de l’ONIC, c’était un ancien trésorier du PSU [34] : « Qu’est ce que vous faites ? je lui demande. Nous, nous sommes désespérés. » « On ne fait rien, me répond-il, on est désespérés nous aussi… » Enfin il me dit : « J’appelle l’INSEE », et toute la matinée comme ça. A la fin, on finit par se dire : « Il faut qu’on fasse une action de la CGT ! » et on décide, dans la journée, de constituer avec l’ONIC, l’INSEE et la Fédération des officiers de marine — une petite fédération regroupant surtout ceux qui, dans les ports, dirigent les remorqueurs ; dans leur secteur, ils ont une force importante, sans rapport avec leur importance numérique, car ils peuvent bloquer un port. Le secrétaire de la fédération a déclaré : « Je suis d’accord avec vous, c’est absolument dégueulasse, il faut condamner. »

D’autant qu’on apprend que la direction confédérale de la CGT tergiverse, ce qui revient en gros à approuver le coup d’Etat. On décide donc de faire un texte sur la base du désaccord avec la position de la confédération, on y exige la libération des syndicalistes emprisonnés et le retour de la vie démocratique. On signe cela « Comité CGT pour Solidarité »,…

Alors qu’à l’habitude il est impossible de faire passer un communiqué de quatre lignes dans la presse, à ce moment-là, toute la presse nous tombe dessus comme la misère sur le pauvre monde, on a droit à la télévision, à des communiqués… On se met en rapport avec un camarade de Libération, Najman, un pabliste, un ancien de l’AMR [35], qui nous sert de correspondant. Toutes les fois qu’un syndicat CGT ou d’une section signe, il le passe dans Libé… Ça fait boule de neige, on lance une pétition, avec une réunion toutes les semaines. On fait ça très vite, dans la foulée. A la fin, on a obtenu dix mille signatures ; on fait un meeting de plus de trois mille personnes à la Bourse, à Paris. Les camarades du parti [communiste] n’en reviennent pas. Pendant un mois, on ne les entend pas, silence radio. C’est ce qu’on a fait de plus fort à ce moment-là.

Au congrès suivant, à Lille, Krasucki [36] a répondu et a adouci la position de la confédération. Mais, dans le même temps, la plupart des camarades qui ont signé la pétition ont été foutus en dehors de la CGT. A part l’ONIC et l’INSEE, quasi intouchables dans les services publics. Chez les Officiers de marine, les camarades de la fédération, qui étaient des militants tout à fait sincères, sont totalement écœurés par ce qui se passe et ils se barrent. Je me souviens du secrétaire adjoint des Officiers de marine qui m’a dit : « Je reprends un commandement en mer, j’en ai trop marre. » Beaucoup de gens s’en vont et laissent tomber après cette affaire ; beaucoup seront virés.

Je me rappelle les camarades d’un grand hôpital — dont je ne me souviens plus si c’était Mondor ou un autre, Villejuif peut-être — qui furent virés de la CGT ; ils vont à la CFDT, qui les reçoit à bras ouverts évidemment. Puis, six ou sept ans après, ils sont virés de nouveau de la CFDT ! Ils ont été obligés de constituer un nouveau syndicat, appelé depuis Sud-CRC ! La vie est dure, hein ! pour des syndicalistes comme nous…

Pour revenir à la Fédération du livre, l’histoire de la Pologne y a fait un badaboum terrible… C’est vrai que c’était facile. Parce que tout le monde soutenait la Pologne, y compris le gouvernement socialiste à l’époque — je ne sais pas où se mettaient les membres du Parti communiste qui étaient membres du gouvernement quand il y avait Conseil des ministres… Il y eut un mot d’ordre de grève d’une demi-heure, que le Syndicat des correcteurs a repris, pour couvrir ceux qui allaient faire cette grève même si leur syndicat n’appelait pas : comme on est régis par la même convention collective, si un typographe s’arrêtait, il serait couvert par notre mot d’ordre.

En fait, les autres syndicats du Livre n’ont rien dit ; tout le monde s’est arrêté, c’était un magnifique mouvement de solidarité quand même… A l’Humanité, par exemple, le délégué syndical, membre du PC et responsable du service d’ordre confédéral, qui était loin d’être un sot, au lieu de s’opposer ou de tergiverser, a rassemblé toutes les équipes et a dit : « On ne va pas faire d’histoires ; on s’arrête une demi-heure. Puis on reprend le boulot et c’est fini. » Il a ainsi neutralisé le coup, et c’est ce qui s’est passé un peu partout…

Les camarades du parti n’étaient pas contents du tout. Pendant plusieurs semaines, les deux correcteurs présents au bureau ou au comité intersyndical — dont moi-même — y arrivaient porteurs du badge Solidarnosc. On arrivait, on s’asseyait avec nos badges au milieu de soixante personnes. Tout le monde nous regardait de travers, on discutait des accords en négociation ou d’augmentation de salaire. Et puis, paf ! à l’occasion d’une intervention, c’était parti. On s’engueulait tout l’après-midi. Ah ! c’étaient de belles engueulades. Mais on ne savait pas vraiment ce que pensaient les camarades dans leur for intérieur ; ils ne faisaient que répéter les arguments du parti… Quelques compagnons de route nous encourageaient à exprimer notre désaccord, avant ou après les réunions. Mais restaient muets durant les débats, ainsi que cela se passe toujours.

Et puis ça s’est tassé, petit à petit. Au printemps 1982, les socialistes, surtout présents au Syndicat des journalistes CGT, se sont retirés. Suivis, comme de juste, par les « trots » de la LCR… Il fallait sans doute conforter la gauche unie au pouvoir. Avec ceux qui étaient déjà retournés sous leurs tentes, ou qui avaient été mis à la porte, ça faisait que notre Comité CGT pour Solidarité ne représentait plus grand-monde ; nous l’avons dissous. C’est en fait la dernière vraie divergence que les Correcteurs ont eue avec la CGT…

— Dans les années 80-90, il n’y a plus eu de conflit ?

— Ça a été fini, oui… Il y a eu, au contraire, un rapprochement important avec diverses structures du Livre. Pour des raisons strictement syndicales. Comment dire cela ? Dans la modernisation des entreprises de presse, un certain nombre de métiers ont été plus touchés que d’autres ; par exemple, en 1975-1980, un des métiers les plus durs, celui de clicheurs — ceux qui fondaient les demi-cylindres de plomb qu’on accrochait aux cylindres des rotatives —, a disparu avec le remplacement de l’impression typo par l’offset ; la plupart se sont reconvertis en photograveurs et, avec ces derniers, ils ont constitué une structure commune. Avec l’interface graphique et la numérisation, à partir de 1985, les typos et les photograveurs risquaient de perdre un nombre important de leurs postes. Beaucoup d’emplois s’y sont maintenus par la force syndicale. D’autres, en revanche, comme les imprimeurs, non seulement conservent un niveau acceptable d’emplois mais également leur capacité intacte de bloquer la production.

Du commencement des années quatre-vingt à 1993, dans le Livre parisien CGT, avec les secrétariats de Roger Lancry et de Roland Bingler, s’est constituée une coalition majoritaire formée surtout des « graphiques » — les typos, les correcteurs, les imprimeurs, les cadres des mêmes catégories — suffisamment cohérente pour qu’elle dirige l’organisation syndicale tout entière. Les autres catégories, les « non-graphiques » — électromécaniciens, ouvriers des départs, auxiliaires, employés — s’étaient placées en situation d’attente, plus ou moins critique. L’interface entre les deux groupements, tout à fait informels mais dont les rapports déterminaient toute la politique syndicale, était assurée par les photograveurs, catégorie du Livre la plus proche, à l’époque, de la direction du PC. (L’un des membres de sa direction est un des gendres de Georges Marchais, alors secrétaire général.)

Ce qu’il faut comprendre, c’est que, dans les entreprises de presse, la CGT du Livre, encore aujourd’hui, représente un réel pouvoir. Sur l’embauche des catégories ouvrières, sur la formation professionnelle, les organes représentatifs, même sur l’investissement et les configurations techniques, son influence est déterminante. Le rôle du Comité intersyndical est de maintenir l’équilibre et l’unité entre les catégories et les personnes ; c’est, ou plutôt c’était son rôle.

A l’intérieur de cette situation, des catégories, des « métiers » sont plus forts, parce que les ouvriers qui exercent cette profession sont plus nombreux et que leur capacité à empêcher de sortir la production est plus grande [37] : les correcteurs ou les auxiliaires ont moins de « pouvoir » que les imprimeurs… Or l’évolution technique a fait en sorte que certains groupes ouvriers ont perdu de ce pouvoir : beaucoup de tâches des typos et des photograveurs sont maintenant assurées par des robots ou par la rédaction — le corps professionnel qui a profité le plus de la modernisation.

Nombre de militants de ses catégories n’ont pu supporter cette nouvelle situation, qui se concluait par leur progressive impuissance. D’autant qu’un nouveau « métier roi », celui d’imprimeur-rotativiste, à la puissance de frappe inchangée, était en train de détrôner les anciens aristocrates de la profession, les typographes. Les rotativistes qui, en outre, jusqu’en 1993, fournissaient celui qui était secrétaire du Comité intersyndical de la presse… Ce que les responsables des catégories déclinantes ont tenté de réaliser, c’est de remplacer leur ancienne force sociale, due aux métiers qu’ils exerçaient naguère dans la production, par un pouvoir bureaucratique, institutionnel, celui du secrétariat du Syndicat général du livre et du Comité intersyndical.

A cette date, 1993, un renversement d’alliance fut opéré. Une nouvelle majorité à la Chambre typographique se rapprocha des photograveurs qui prit la tête du groupe des non-graphiques. Une provocation fut organisée avec la complicité d’Alain Ayache, l’éditeur du Meilleur, pour tenter de

remplacer le secrétaire de l’Inter, un rotativiste, par un photograveur. La manœuvre échoua, parce que les rotativistes et les correcteurs comprirent et refusèrent la manipulation, mais elle divisa l’organisation syndicale parisienne de manière durable.

Depuis cette date, deux structures parisiennes coexistent, plus ou moins de manière conflictuelle.

En outre, ces dernières années, un rapprochement, des débats, des échanges de points de vue se sont développés au sein du Livre CGT, de manière informelle, entre les différents syndicats de la presse ; beaucoup d’équipes de presse, à Paris comme dans les régions, estiment que la direction fédérale néglige beaucoup les questions de défense des qualifications et est très molle sur le problème de la formation — elle semble considérer que les réflexions concernant les métiers et leur défense sont devenues obsolètes ; elle ne cherche plus à défendre les métiers du Livre mais à préparer un vaste rassemblement des travailleurs de la communication… Cette orientation a créé beaucoup de mécontents parmi le Livre — et les travailleurs de la communication ne sont toujours pas en train de se presser pour entrer à la CGT. On parle beaucoup, depuis quelques mois, d’une association de travailleurs de la presse et des métiers du Livre qui serait en constitution…

Enfin, une menace précise plane sur le Syndicat des correcteurs, puisque la doctrine de la CGT est de favoriser le syndicat d’entreprise, alors que la CGT-Correcteurs est un syndicat de métier. Dans la Fédération du livre, il y a un article des statuts qui permet, à Paris, de conserver des syndicats de métier, et le bruit court, qui semble confirmé par plusieurs sources, qu’au prochain congrès la Fédération demanderait la suppression de cet article. Elle obligerait donc tous les syndicats de la Fédération de n’être que des syndicats d’entreprise ou des syndicats d’industrie locaux [38], ce qui fait que le Syndicat des correcteurs ne pourrait plus être fédéré. Alors je ne sais pas ce que ça va donner…

— Et comment tu analyses la stratégie syndicale de la CGT en France ?

— Oh ! je ne sais pas. Peut-être la direction et les centaines de permanents veulent-ils juste protéger l’appareil, et leurs emplois ; peut-être ne s’agit-il que d’une stratégie de survie… Ils ont donc besoin de s’intégrer à l’Europe, à la CES [39] Qui les fera accéder aux subventions de l’Union européenne [40]. Mais que vont-ils peser dans la CES ? Que pensent de tout cela les vieux sociaux-démocrates qui, j’imagine, les voient venir … J’imagine les militants du DGB [41] qui voient arriver les communistes français. Ça doit les faire rigoler quand même, non ? Après tout ce qui a été dit par la CGT contre la « Petite Europe » et la CISL ; c’est un vrai Canossa, ne croyez-vous pas ?

En résumé, il s’agit peut-être d’une orientation intelligente du point de vue de l’appareil. Sans doute cynique mais intelligente. Si c’est la préservation de l’appareil qui est l’objectif, ça se comprend.

Mais d’un point de vue syndicaliste, ou avec comme objectif la constitution d’un parti socialiste de gauche — ce qui pourrait être l’évolution positive du PCF —, c’est stupide : avec tout ce qui se passe en ce moment, s’ils prenaient la tête des actuels mouvements sociaux, ils auraient un succès fou… Sud s’est entièrement développé sur leurs carences. Il ne faut pas oublier que pour les gens comme moi, ou comme Renard [42], c’est-à-dire les camarades qui sont vraiment issus de 68, tous ceux qui ont été formés durant cette période-là, la CGT était droitière. L’extrême gauche s’est développée sur la gauche de la CGT et de la CFDT. Naguère les « stals » combattaient cette implantation avec acharnement : rien ne devait peser à leur gauche. C’est insensé aujourd’hui que les camarades du Parti communiste soient devenus suffisamment myopes pour laisser se développer quelque chose à leur gauche…

Il est vrai que l’intégration à l’Europe et à la CES suppose des orientations modérées. Soutenir en même temps les « aventuristes » du mouvement social impliquerait un vrai grand écart. Auparavant, les « stals » savaient faire cela, un discours révolutionnaire, des gestuels à la bolchevik qui coexistaient avec une collaboration plus ou moins discrète avec les pouvoirs publics ou le patronat. Comme pendant la période gaulliste… ou en 68. Mais je crois qu’ils ont perdu beaucoup de la culture bolchevique…

J’ai connu quelques vieux militants syndicalistes du parti, notamment un gars du papier-carton qui vient de partir à la retraite. Il fallait entendre la culture de cet homme, alors que ceux qui sont en place maintenant… Ce sont des sociaux-démocrates qui ne sont ni démocrates ni pluralistes. Qui n’ont aucune qualité des socialistes, c’est-à-dire l’acceptation d’une certaine démocratie interne et du pluralisme. Mais ils n’ont plus aucune des qualités des staliniens non plus, comme le dévouement ou l’esprit de classe. Il n’y a plus rien du tout… C’est juste l’appareil qui compte… Je connais un vieux copain du Parti communiste, avec qui je me disputais beaucoup autrefois. Et les événements et le temps passant, on s’est disputé moins. On a même fini par discuter et je lui ai demandé récemment : « Mais alors qu’est-ce que tu penses du Parti ? » et il m’a dit : « C’est fini, c’est n’importe quoi, c’est une catastrophe, c’est plus rien ! »

— C’est pour cela donc qu’il y a un renouveau des libertaires ?

— Ça me paraît logique ; ça correspondrait à la situation objective. Pourquoi le mouvement libertaire en France a-t-il disparu ? Il a été dévoré par le mouvement bolchevique puis stalinien… Les libertaires ont donné naissance au parti communiste [43] dans le mouvement ouvrier, où la sensibilité révolutionnaire était très majoritairement libertaire, anarchosyndicaliste, avec quelques blanquistes. Le mouvement communiste, en France, dans la classe ouvrière, a été monté par des syndicalistes révolutionnaires, ceux de la troisième génération, qui croyaient que la Révolution russe était une vraie révolution socialiste, égalitaire, etc.

C’est d’ailleurs terrible de penser à toutes les tentatives de résistance, de réorganisation pour remonter le courant : durant toute la période de l’existence de l’Union soviétique, ça n’a jamais rien donné… Si les Espagnols ont résisté pendant un temps, c’est parce que leur implantation était très antérieure à la Révolution russe et qu’ils ont su, à la différence des Français, résister à ses sirènes. Tout ce qui a été fait en France, en Italie, etc., pour résister aux communistes dans la période où l’Union soviétique existait n’a rien donné, ou seulement de tout petits groupes… Que va-t-il se passer maintenant ? Je ne sais pas, j’espère… Mais si on essaie de raisonner en termes historiques il est impossible de penser que l’utopie socialiste, l’utopie révolutionnaire va disparaître. Il faut tout ignorer de l’histoire populaire pour croire que l’espoir de changement, l’aspiration à l’égalité et à la liberté vont disparaître des consciences humaines… Ça prendra sans doute des formes différentes et du temps mais quelque chose va renaître…

[*Les relations avec le mouvement social et les trotskistes*]

— Tu penses que le mouvement social des années 90, ou des collectifs comme ATTAC, vont dans cette direction ?

— Je ne suis pas d’accord avec mes camarades libertaires qui condamnent ATTAC. Les copains critiquent cette initiative parce qu’elle n’est pas révolutionnaire, qu’elle ne remet pas en cause le régime capitaliste mais seulement quelques-uns de ces excès et encore, etc. Enfin le vieux discours critique du maximalisme… Qui a un grand écho parmi la population, comme vous savez…

Je trouve très bien que des gens se reconnaissant dans cette histoire d’ATTAC. Leur adhésion, au-delà de la question de la viabilité de la taxe Tobin, correspond à une pensée critique, plus ou moins formulée, du capitalisme. Il s’agit d’une protestation, en termes de masse, contre la sauvagerie inhumaine du libéralisme ; c’est une attaque contre la pensée unique qui promeut la liberté sans entraves des capitaux et le droit absolu des propriétaires.

Ce n’est pas, à proprement parler, révolutionnaire. Mais c’est contestataire, c’est une manière réformiste de combattre le capitalisme : on sait bien qu’une façon de contester le droit au capitalisme d’exploiter les gens d’une manière éhontée consiste à introduire des droits sociaux... ATTAC, c’est la renaissance, peut-être, d’un vrai mouvement réformiste. Ce sont d’ailleurs de vieilles idées, je me souviens d’avoir vu ça dans le Monde diplomatique il y a dix ans… Qu’est-ce qui peut développer la conscience révolutionnaire des gens ? Les libertaires influencés par l’ultra-gauche pensent que le mouvement révolutionnaire doit combattre prioritairement le réformisme, un peu à la manière de la troisième période de l’Internationale communiste. Les camarades des diverses organisations de la gauche allemande ont pu apprécier la pertinence de cette orientation dès le 1er mai 1933…

Pour ma part, je pense au contraire qu’une mouvance réformiste, une mouvance réformiste réelle, ce que ne sont pas les partis actuels de la gauche, peut aider à la prise de conscience anticapitaliste et n’est nullement contradictoire avec l’idée de révolution sociale : ça affaiblit le capitalisme, ça décrédibilise les spécialistes en économie auprès de l’opinion publique, ça permet d’influencer des gens pas prêts à accepter les idées révolutionnaires…

— Dans le mouvement social, est-ce que vous avez développé des contacts avec des universitaires ou des chercheurs ?

— Assez peu. En dehors de ceux qui voulaient faire une étude sur le Syndicat des correcteurs. Pendant quelques mois, vers 1972 ou 1973, l’Alliance syndicaliste a travaillé avec Groethendick, grand savant qui venait de créer avec d’autres mathématiciens un comité international contre l’armement nucléaire et une revue nommée Survivre ; c’était le début du mouvement écologiste. La critique renouvelée du capitalisme que nous y voyons nous intéressait beaucoup.

Malheureusement, les choses se sont très mal passées… Comment dire ? Celui qui s’occupait de Groethendick, c’était Antonio Barranco, le vieux camarade espagnol dont je parlais tout à l’heure. Or Antoine — nous avions francisé tout de go son prénom — militait depuis les années trente ; il avait été celui qui avait signé, au nom de la CNT, pendant la Révolution, le document qui collectivisait le chemin de fer de Valence à Teruel où il travaillait et où il était responsable syndical. Avec, ensuite, l’organisation de l’autogestion ferroviaire. Après la défaite, il était resté sur place pour reconstituer l’organisation syndicale détruite. Pendant les années noires de la Seconde Guerre mondiale, où les franquistes se croyaient tout permis parce qu’ils pensaient que les hitlériens étaient en train de gagner la guerre, il avait été trésorier du comité national clandestin de la CNT de l’intérieur. Il s’était exilé vers 1946 ou 1947. Son expérience sociale et politique était à la hauteur de toute cette activité. Et, disait-il, les rapports avec Groethendick étaient très difficiles. Antoine répétait sans cesse : « C’est un grand savant mais, en politique, c’est un enfant… » Et, sans aucun doute, en matière politique et sociale, Groethendick, plongé dans les mathématiques depuis son adolescence, n’en connaissait pas plus qu’Antoine en statistiques de haut niveau ; il n’a pu supporter ce vieil homme, cet ouvrier, qui n’arrêtait pas de lui faire remarquer, le plus gentiment du monde, à lui qui rapportait plus de dix mille francs de chacune de ses conférences aux USA, et qu’on encensait comme un des plus grands mathématiciens vivants, que telle chose, en matière sociale, était faisable et telle autre quasi impossible ; c’était l’après-68, le temps de l’illusion lyrique. En tout cas, un beau jour, Groethendick a rompu avec Antoine et l’Alliance. Apparemment, le grand savant, soudain touché par la grâce de la contestation, et le vieil ouvrier révolutionnaire ne pouvaient s’entendre ni même se supporter. Chez beaucoup d’intellectuels demeure encore le sentiment de supériorité et d’infaillibilité des clercs, ceux qui étaient chargés par Dieu de porter la vérité au peuple…

Il y a quelque temps, lors d’un débat organisé par Alternative libertaire, un sociologue que je ne connaissais pas nous a rejoué le même air de supériorité suffisante. Dans je ne sais quel document, les copains d’Alternative font référence à la spontanéité sociale. Et quelqu’un de l’assistance, le genre prof donneur de leçons, celui qui vérifie en permanence l’état des connaissances, pour le bien de ses demeurés d’élèves évidemment, a commencé à la ramener : « Qu’est-ce que vous appelez la spontanéité ? Qu’est-ce ça veut dire ? Comprenez-vous ce que vous dites ? » Je commençais à sentir la moutarde me monter au nez et je me suis retenu de lui demander s’il n’avait jamais ouvert un livre sur la Révolution russe et la constitution des soviets. Mais je n’ai rien dit parce que je n’étais pas organisateur. Si, un jour, j’en ai l’occasion je lui offrirais bien les Soviets en Russie – 1905-1921 [44] paru chez Gallimard il y a quelques années.

Quand les libertaires parlent de spontanéité, c’est à ce genre d’expériences historiques qu’ils font référence… Lorsque les soviets sont apparus, lors de la révolution de 1905, aucune organisation politique n’avait prévu que les ouvriers russes et plus largement la population allaient donner naissance à ces conseils de députés ouvriers qui se présentaient comme une nouvelle forme politique. C’était bien l’expression d’une certaine spontanéité sociale.

J’ai trouvé tout à fait désagréable d’entendre ce genre de remarques, et le ton avec lequel elles étaient proférées. C’était de cette manière qu’on s’adressait aux anarchistes avant la chute du mur de Berlin, en laissant entendre que nous étions libertaires parce que nous étions stupides ou ignorants, ou les deux à la fois. Tous les marxistes nous disaient, plus ou moins ouvertement : « En fait, vous êtes des cons ! »

— L’argument c’était qu’il n’y avait pas de spontanéisme ?

— Il ne donnait pas son opinion, il se livrait à une sorte de maïeutique, en interrogeant les assistants : « Que voulez-vous dire exactement ? Qu’est-ce que ça signifie… ? » J’ai vu d’ailleurs que Patrice Spadoni commençait à trouver qu’il exagérait, parce que le ton employé était réellement suffisant… C’était exactement comme le faisaient la plupart des trotskistes, qui ont toujours été très suffisants, très donneurs de leçons, très faussement érudits.

Nous étions la préhistoire du mouvement ouvrier, m’a dit l’un d’eux un jour. Sans doute se voyaient-ils comme l’avenir, après les staliniens, les innocents ! Depuis 1989, ils en ont rabaissé un peu.

Enfin, la spontanéité, c’est la réapparition des libertaires pendant Mai 68. Pourquoi ça apparaît, pourquoi c’est réapparu, moi j’en sais foutre rien ! Un jour, il y a un drapeau noir qui est apparu, et un autre, puis des centaines de gens portaient des drapeaux noirs. Après, il y avait autant de drapeaux noirs que de drapeaux rouges, sinon plus… En plus il y a eu beaucoup de mouvements libertoïdes, para-libertaires, notamment chez les ouvriers, avec les comités d’action…. C’était énorme. Dans la moitié des entreprises de la région parisienne peut-être, il y avait un comité d’action qui s’est formé. Ces gens qui s’agitent en même temps, c’est incontrôlable, absolument incontrôlable… Et c’est à ce moment-là que ça se passe, on ne sait pas vraiment pourquoi. Alors qu’à l’origine il s’agissait d’un noyau extraordinairement faible ! A telle enseigne que le Nouvel Observateur se met à citer la revue du groupe Noir et Rouge, où militait Cohn-Bendit, qui était très confidentielle et qui devient connue… Beaucoup d’historiens font comme s’il n’y avait eu que des communistes — trotskistes et maoïstes pour, staliniens contre — dans le mouvement de Mai 68. Mai 68, en fait, ça a été un grand mouvement de spontanéité sociale, l’aspiration de millions de gens à la démocratie directe et à l’autogestion. Même si quelques-uns se sont servis de ce mouvement pour devenir des hommes d’Etat !

— Vous ne semblez pas avoir de bons rapports avec les trotskistes ?

— On a eu des rapports chez les correcteurs, puisqu’un certain nombre de camarades du syndicat étaient trotskistes. Des rapports assez bons d’ailleurs, en général… Je connaissais et appréciais beaucoup Michel Lequenne, un trotskiste historique, animateur des grèves de l’édition des années soixante-dix, et un des anciens camarades de Récanati [45] qui s’appelle Xavier Langlade, qui fut secrétaire des Correcteurs un moment ; on était presque amis.

Il y a nombre de trotskistes chez les correcteurs, alors on se supporte [46]. En outre, le Syndicat des correcteurs n’est pas géré en fonction de négociations éventuelles entre les tendances politico-syndicales présentes dans ses rangs. C’était en tout cas ainsi que les choses se passaient lorsque j’étais secrétaire. J’essayais toujours qu’au sein du comité syndical soient représentées les diverses sensibilités du syndicat, celles qui en acceptaient l’orientation et le fonctionnement (j’appelais cela l’arc-en-ciel du syndicat) ; seuls l’OCI et les staliniens refusaient de faire partie de ce regroupement majoritaire. Parce que les personnes existent, au-delà de leur appartenance politique. Ce sont elles qui prennent les décisions et non les groupes ou les philosophies auxquels elles adhèrent. Et il est possible de transcender les divergences politiques au moyen d’une action syndicale au service des adhérents et discutée selon des formes démocratiques.

Ceux qui sont particulièrement difficiles à gérer, ce sont les gens du Parti des travailleurs, les lambertistes. Ils nous ont beaucoup embêtés, mais ils se sont auto-détruits… On ne sait jamais trop exactement quel jeu ils jouent, qui est qui, qui est quoi ?

Je vous ai parlé, plus haut, des rapports étranges et privilégiés qu’Alexandre Hébert entretient avec l’OCI … Quelle est leur influence réelle ? je ne saurais dire…

Ils étaient très influents avant 68 chez les Correcteurs et au Livre CGT ; c’étaient les seuls qui faisaient de l’opposition de manière organisée, autour d’un vieux typo nommé Paul Hirzel, décédé de maladie en 1968…

Cependant, à mesure que le temps a passé, leur apparente impossibilité à comprendre les situations réelles les a affaiblis. Par exemple, pendant le conflit du Parisien libéré, qui a duré quand même vingt-sept mois, ils avaient comme position de radicaliser la lutte. Ils disaient sans arrêt qu’il fallait déclencher une grève générale de la presse et du labeur. Ce n’était pas très raisonnable du point de vue de la tactique syndicale. Un peu trop tout ou rien, ça passe ou ça casse. Mais, après tout, pour quoi pas ? Le problème était qu’ils accompagnaient ce mot d’ordre très radical, diffusé par des tracts et défendu en réunions d’équipe ou en assemblée générale du Syndicat des correcteurs, par une attitude complètement passive, purement déclamatoire et verbale. Or, pendant le conflit du Parisien, il y eut beaucoup d’actions directes plus ou moins violentes : destruction de matériel, journaux déchirés, voitures cassées, etc. ; on appelait cela les « rodéos ». Elles étaient menées, dans le cadre des syndicats parisiens du Livre, par des ouvriers du Parisien et d’autres qui venaient les aider. Et les camarades de l’OCI se sont mis eux-mêmes dans cette contradiction : une stratégie grève-généraliste qui aurait pu séduire l’aile la plus radicale, si elle n’avait pas été que de façade. Mais ils se refusaient à militer côte à côte, dans les « rodéos » et autres actions, avec cette aile radicale — sans doute la haine des « stals » et des « anars ». Qui les prenait, du coup, pour des rigolos et des bavards inconséquents. Et qui leur disait « plutôt que de nous faire le coup de la grève générale, vous feriez mieux de venir avec nous, la nuit, pour casser les voitures d’Amaury ». C’était ce qu’on leur répondait. Et ils ont perdu beaucoup de crédibilité à ce moment-là ; on les a pris pour des charlots. C’est étonnant, il y a une étrange myopie parfois chez ces trotskistes-là, et ils se sont détruits eux-mêmes…

Les Correcteurs ont dû leur apparaître comme un enjeu, mais ils ont fait des trucs complètement fous. En 1978, en préparation du Congrès de Grenoble, il y avait donc un copain, un type très bien d’ailleurs, qui était à l’OCI — c’était là son seul défaut —, qui fut élu pour être délégué du Syndicat des correcteurs. On s’est retrouvés, lui et moi, délégués. Tout le monde, au syndicat, disait : « C’est un bon militant ; il n’y a pas de raison que les militants lambertistes de l’OCI ne soient pas délégués du Syndicat des correcteurs, des « anarchos » le sont bien… »

Malheureusement pour lui, ce pauvre camarade a été pris en main par son parti dès que sa délégation fut devenue publique. On a pu lire dans Informations ouvrières que, Untel, délégué au XLe Congrès de la CGT par le Syndicat des correcteurs, prenait en charge telles revendications de telles ou telles entreprises en grève, dans la métallurgie ou l’alimentation ou je ne sais quoi. Le tout orchestrée avec conférences de presse, tracts de l’OCI et des diverses succursales de la secte, à cette époque, le Comité d’alliance ouvrière du Livre et l’AJS.

Tout le monde, au syndicat, s’est alors dit, et les anarchosyndicalistes n’étaient pas les derniers à poser la question : « Il est certes délégué du Syndicat des correcteurs, mais pour quoi faire exactement ? Défendre les positions du syndicat, ou défendre les revendications d’on ne sait quel syndicat d’une ou plusieurs entreprises inconnues de la profession ? »

Du coup, à l’assemblée générale suivante, le syndicat lui a retiré son mandat et a élu un autre camarade, proche de la LCR…

Bon, peut-être qu’à ce moment-là on s’est dit : « C’est le moment de le passer au lance-flammes. » C’était de bonne guerre, mais enfin c’était tellement bête…

J’ai aussi remarqué qu’il y a beaucoup de machisme chez les lambertistes ; ça roulait beaucoup les mécaniques, avec un service d’ordre impressionnant de vraies brutes. Ce machisme politique consistait à dire : On fait, même si c’est idiot, parce que on a décidé de faire… Et, là, le pauvre camarade, il a vraiment pris la porte dans la tête.

Les gens de l’OCI, comme ils le faisaient toujours, pour rouler les mécaniques afin de montrer que c’étaient eux les vrais de vrais qui dirigeaient, n’ont rien trouvé de plus intelligent que de l’emmener à Grenoble pour qu’il y fasse une conférence de presse en dehors du congrès. Ce qui était une imbécillité, une perte de temps, d’argent, et ils ont ridiculisé ce pauvre copain qui a raconté ses malheurs devant une salle vide. Il y eut un petit entrefilet dans le journal local. Tout ça faisait doucement ricaner les gens du PC, voir ceux qu’ils appelaient « les gauchistes » se disputer entre eux…

Heureusement pour lui, chez les correcteurs, tout le monde se fout complètement de ce genre de chose ; on s’est plutôt moqués de lui, du genre : « Alors t’as pas eu trop froid à Grenoble ? Il y avait du monde à ta conférence ? » Beaucoup de choses comme ça les ont tournés en ridicule, et je n’ai jamais vraiment compris la politique des lambertistes.

Des bruits courent selon lesquels le futur secrétaire de FO serait une taupe lambertiste. Dans ces affaires-là, on ne sait trop jamais qui noyaute qui. Comme avec les poupées russes, il y a toujours quelqu’un qui est caché encore plus profondément…

J’étais invité au congrès de FO, il y a trois ou quatre ans, au nom du Monde libertaire et de Radio-Libertaire. J’y suis allé pour voir comment ça se passait.

Dans FO, apparemment, il y a un sentiment anti-trotskiste très important à la base et parmi les cadres moyens de l’appareil. Les camarades de Force ouvrière craignent que les trotskistes lambertistes réussissent, avec le temps, à y faire ce que les communistes « orthodoxes » ont réussi à la CGT. Je pensais que les lambertistes étaient intégrés dans l’appareil, qu’ils faisaient partie de la direction, eh bien ! pas du tout, en apparence tout au moins… Quelle est la possibilité réelle de retourner un appareil syndical aussi important que celui d’une confédération qui a plusieurs centaines de milliers d’adhérents en noyautant tout ce qu’on peut, en se taisant et en prenant des positions opportunistes ? Parce que, à FO, à la différence du fonctionnement des autres centrales, l’extrême gauche — si on considère l’OCI comme d’extrême gauche — ne fait pas d’opposition ouverte, connue ; elle essaie seulement de se faufiler vers les responsabilités. C’est une orientation étrange. Si elle réussissait, on se trouverait en présence d’une direction syndicale qui devrait déborder sa base par la gauche… Je ne sais pas si c’est possible.

A l’époque, dans les années soixante-dix, les seuls avec qui on pouvait parler c’étaient les trotskistes de la LCR.

A l’OCI, ils avaient toujours des gadgets politiques qui monopolisaient leurs activités et, semblait-il, leurs pensées. Par exemple : « 20 000 travailleurs devant l’Assemblée nationale. » Ça durait trois mois. Pendant trois mois, tu ne pouvais rencontrer un gars de l’OCI sans qu’il te sorte son truc ; tu avais l’impression de parler à un magnétophone…

Chez les Correcteurs, ce sont les lambertistes qui avaient, après 68, la possibilité réelle de prendre la direction du syndicat ; c’est eux qui avaient le plus de forces vives, qui étaient les plus nombreux, qui avaient le plus de jeunes. Ils auraient dû prendre la direction du syndicat, s’ils avaient été un tout petit peu plus adroits.

C’était presque facile de les battre ; on avait presque honte de leur coller des volées en assemblée générale, tant ils étaient maladroits.

Lors d’une assemblée générale de ces années-là, quelques minutes après que les admissions eurent été votées, un nouvel arrivant, dont on apprendra qu’il est militant de l’OCI, monte à la tribune et commence à faire un discours, tout à fait structuré et argumenté, qui dure bien vingt minutes. Les présents à l’assemblée regardent une telle prestation avec effarement. Tout le monde chuchotait : « D’où vous l’avez sorti celui-là ? Il commence bien ; il est syndiqué depuis cinq minutes et il nous casse déjà les pieds avec des discours interminables. Qu’est-ce que ça va être dans quelques années… »

C’est dire leur maladresse. Quand un militant arrive quelque part où il est inconnu, il ne commence pas à faire la leçon à tout le monde. Dans n’importe quelle association, s’il se conduit comme le camarade dont je parle, même s’il a la ligne politique la plus juste du monde, il va passer pour un donneur de leçons et un casse-bonbons…

En conclusion de cette partie, je dois cependant ajouter qu’un militant de l’OCI a fini par acquérir droit de cité dans la profession. Je ne me sens pas le droit de citer son nom ; je dirai seulement qu’après plus de trente ans de présence et d’activité il a fini par gagner le respect et l’estime de tous ; il a été pendant vingt ans peut-être délégué des correcteurs du Monde. Lorsqu’il a quitté la région parisienne, à sa retraite, les Correcteurs et les Rotativistes ont décidé de lui faire une petite fête, avec un cadeau utile, à savoir un ordinateur. Je puis vous assurer que, pour qu’une telle chose se produise, il fallait que le camarade en question soit un militant d’une trempe exceptionnelle…

— Et les contacts avec la CGT espagnole et José Maria Olaizola [47] de quand datent-ils ?

— José-Marie, ça date de 1980. Je ne me souviens plus de la date exacte. José-Marie est arrivé sous le nom d’Antonio et il fallait l’héberger, parce qu’il valait mieux qu’il ne reste pas en Espagne. Et on est restés amis, c’est « politico-personnel » ; on se voit régulièrement depuis des années.

J’ai toujours soutenu les rénovés, la CNT-Rénovée, les Renovados. Devenus depuis la CGT d’Espagne. J’ai toujours été de leur côté, depuis le début. Comme je vous le disais tout à l’heure, au commencement des années soixante-dix, j’ai milité au Comité Espagne libre avec les copains de Frente libertario. C’est la même trajectoire.

J’étais d’ailleurs un des seuls dans le mouvement français. J’ai toujours pensé que l’avenir du mouvement anarchosyndicaliste espagnol, c’étaient ces camarades-là et pas les autres. Cette opinion vient un peu de mon père : après 1945, il y a toute une série de camarades qui décidèrent de reconstituer un syndicat anarchosyndicaliste en France, en prolongement de la CGTSR, qui s’était autodissoute en 1939. Et ils lui donnèrent le nom de Confédération nationale du travail. Ils ont pris ce nom en référence à la CNT espagnole et pour son prestige, qui était grand en 1945. Et puis il y avait trente ou quarante mille affiliés, peut-être plus, à la CNT espagnole en exil. D’une certaine façon, la CNT de Catalogne était complètement passée en France ; la CNT fonctionnait complètement en exil, elle avait ses locaux, ses imprimeries, etc.

A un moment de la reconstitution, dans la CNT française, il y eut un débat d’orientation, entre une tendance qui s’appelait elle-même anarchiste ou radicale, on se demande bien pourquoi, et une tendance plus syndicaliste. La tendance radicale a pris la direction et a fait en sorte que l’organisation ne s’est pas développée, parce qu’elle a voulu donner à la confédération naissante des formes quasi clandestines, et a refusé toute politique d’utilisation des droits institutionnels du travail, comme présenter dans les entreprises des candidats aux postes de délégués du personnel ou au comité d’entreprise, etc. Par exemple, les « radicaux » ont refusé de réclamer les locaux que la CGTSR occupait à la Bourse du travail de Paris, parce qu’il aurait fallu en faire la demande à la Ville de Paris et que ce n’était pas révolutionnaire… Évidemment, tout a rapidement tourné en eau de boudin. Pensez qu’après plus de cinquante années d’existence la CNT française d’aujourd’hui en est encore à se loger dans un local des Espagnols, que ces derniers ont loué, réhabilité et entretenu depuis les années soixante-dix. Les exilés qui doivent héberger les autochtones, cela vous donne une idée de l’efficacité de ses supposés « radicaux » !

Cet échec a été le grand désespoir de la vie de mon père. Quand il a laissé tomber — il m’a dit qu’il était parti avant qu’on l’exclue mais tous ses camarades de tendance ont été virés — ça a été pour lui quelque chose de terrible. Il en a conservé cette idée qu’on ne peut construire un mouvement anarchosyndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire qu’en s’adaptant au milieu dans lequel on vit et non pas en y plaquant des systèmes d’organisation du passé, par exemple celui des Espagnols en 1934. Et il m’a convaincu… J’ai la conviction, à la suite de mon père, que les expériences qui consistent à vouloir faire un syndicalisme en dehors du monde du travail tel qu’il est ne peuvent pas fonctionner.

Ce même débat s’est reproduit en Espagne au moment où la CNT réapparaissait, notamment au Ve Congrès, à Madrid, où a lieu la scission qui a donné naissance aux Rénovés puis à la CGT. J’ai, avec quelques autres camarades invités, assisté à ce drame. L’expérience de la France au sortir de la guerre, l’échec de la reconstitution de l’anarchosyndicalisme, était en train de se reproduire en Espagne, sur le même thème de refus de participer aux élections professionnelles ; heureusement, des camarades ont eu le courage de prendre leurs responsabilités, ceux-là mêmes aujourd’hui qui forment l’ossature de la CGT espagnole.

La CNT d’Espagne, prise en main par les « radicaux », aujourd’hui, compte 5000 membres, peut-être moins, et ils doivent vivre des royalties que leur sert le gouvernement parce que, ayant récupéré le sigle historique, ils bénéficient des revenus du patrimoine d’avant 1936. Alors que les autres, la CGT espagnole, ils sont 50 000 ou 60 000 et ils progressent...

— Pour revenir à Libération, est-ce que vous n’avez pas envahi le journal [48] ?

— Si, en 1981, je crois bien…

— Quelles en étaient les raisons ?

— Pour une histoire syndicale mais tout est compliqué avec Libé. La direction avait embauché des travailleurs en contrats à durée déterminée, dont une correctrice. Durant sa présence, la copine avait été nommée représentante au comité d’entreprise. Malgré ce mandat, la direction ne voulut pas renouveler son CDD. Ou peut-être, au contraire, ne le voulait-elle pas parce que notre camarade était syndiqués. Parce que, à Libération, il y a toujours eu un sentiment extraordinairement autonomiste ; ils n’avaient conservé du gauchisme que cela, l’autonomie, l’autonomie vis-à-vis de tout le reste ; cette « autonomie » signifiait concrètement une féroce haine antisyndicaliste et la promotion d’un fayotage indécent envers la direction.

La jeune correctrice arrive au syndicat et elle dit : « Voilà, ils veulent me foutre dehors parce que je suis déléguée. » On discute avec elle et on se demande ce qu’on fait… Comme Libération nous énervait depuis longtemps, on décide de les envahir. On s’était mis d’accord avec les délégués CGT à l’intérieur, on a bloqué la porte d’entrée et hop ! on a filé dans le machin, là, la spirale [49]… Ça a manqué d’aller mal, parce que on était assez nombreux quand même… Les gens de Libé étaient vraiment fâchés de nous voir arriver… L’arrivée de la CGT, correcteurs compris, c’était comme l’invasion des cosaques ! Un gars a essayé de me flanquer un coup de poing à la figure. Et il m’a traité de stalinien ! Après, on m’a dit que c’était un ancien maoïste. J’ai trouvé notoirement sublime d’être traité de stalinien par un ancien maoïste, et qu’il ait essayé de me frapper parce que nous défendions l’emploi dans ce journal supposé, à sa création, soutenir les luttes populaires ! Puis, ça a tourné un peu à la plaisanterie ! Lorsque July nous a vus, il m’a dit : « Si tu m’avais appelé, je t’aurais reçu ! » Mais je voulais foutre un peu le bordel d’abord !

Comment l’affaire s’est-elle terminée ? Nous avons eu des entrevues avec July. La camarade n’a pas obtenu son maintien dans la boîte — en fait, les sicaires « autonomistes » de la direction la haïssaient, parce qu’elle avait fait appel à un syndicat, à quelque chose d’extérieur au dieu journal qui avait embêté le grand chef génial. Nous avons obtenu des fonds pour lui organiser une bonne formation de secrétaire de rédaction.

Au cours des négociations, Lancry est intervenu, en tant que secrétaire de l’Inter, il a bien compris que cette affaire était plus complexe qu’une simple négociation de fin de CDD. Puisque, me dit-il, nous aurions pu obtenir des fonds sans envahir le journal. « Oui, lui répondais-je, mais beaucoup moins sans doute ; et nous voulions essayer de forcer un peu. » En fait, je crois qu’il a pensé qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre gauchistes, entre soixante-huitards ; avait-il entièrement tort ?