{L’Humanité } du 22 juin 1922
Leur « Pacte », c’est la négation et la destruction du syndicalisme (Monatte, 1922)
Article mis en ligne le 3 février 2016

par Eric Vilain

Article de Pierre Monatte dans l’Humanité du 22 juin 1922, avant le Congrès de St-Etienne de la CGTU, à propos du Pacte secret des dirigeants anarchistes de celle-ci, rendu public par La Bataille syndicaliste le 15 juin 1922, et dont Pierre Besnard était un des cosignataires.

Pour une fois la réalité peut se vanter d’être plus extravagante que la légende. Le fameux « Pacte » publié vendredi par la Bataille syndicaliste dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer.

Après lecture attentive de ses onze articles, on constate qu’il existait bien une véritable franc-maçonnerie à l’intérieur de la minorité syndicaliste. Et pour quel but ? Sans doute pour quelque action illégale, périlleuse, pour quelque mystérieuse préparation conspirative ? Mais non, simplement pour assurer l’élection aux postes les plus en vue des C.S.R. et de la C.G.T.

On part à rire. Mais vite on s’arrête. Ce n’est pas rigolo du tout qu’une telle histoire ait été possible, qu’il se soit trouvé des militants pour s’y prêter, même une minute. Ce qui est moins rigolo encore, c’est tout ce que le Pacte et ses pactisans ont pu faire et défaire. On comprend maintenant un tas de choses qui restaient inexplicables non seulement pour les militants « du rang et de la file », comme disent les Anglais, mais pour les mieux renseignés.

Depuis plus d’un an, exactement février 1921, soit depuis dix-sept mois, au sein de la minorité syndicaliste s’était formé une franc-maçonnerie ayant ses engagements, sa discipline très sévère, dont la première règle exigeait de ne révéler à personne l’existence de ce comité, et dont voici la troisième règle :

Pratiquer entre nous une solidarité effective, matérielle et morale sans limite. Se défendre mutuellement contre toute attaque et répondre l’un de l’autre comme de soi-même. Se prêter aide et protection réciproque en se réclamant solidaires les uns des autres.

Ces hommes, qui se promettaient une solidarité sans limite, se donnaient en même temps – on n’est bien servi que par soi-même – la qualité de représentant individuel et collectif du syndicalisme révolutionnaire. A ce titre, ils s’engageaient en leur âme et conscience à défendre le fédéralisme et l’autonomie du mouvement syndicaliste.
Mais au même moment qu’il prenaient cet engagement, par cet engagement même, nos chevaliers du « Pacte » violaient le plus outrageusement qu’il soit possible le fédéralisme et l’autonomie.

Que devient donc le fédéralisme là où il existe un comité mystérieux, extérieur aux organismes réguliers, ne recevant d’eux ni indications ni mandats et qui pourtant les manœuvre, s’impose à eux et les dirige ? Les organisations sont dominées par un Comité central d’autant plus dangereux qu’il est dans l’ombre. Le fédéralisme n’est plus qu’une fiction. Le syndicalisme n’est plus qu’un Guignol dont le « Pacte, dans la trappe, tire les ficelles.

Que devient l’autonomie des organisations et du mouvement ? Une variété imprévue d’influences extérieures s’exerce et le diable aurait de la chance s’il réussissait à démêler ce qui est la pensée de l’organisation et ce qui est celle du Pacte. Même impossibilité de savoir si une décision prise l’a été suivant le désir et le besoin de l’organisation ou bien suivant le désir et le besoin du Pacte.
Le Pacte fausse donc, il sabote le fédéralisme et l’autonomie. Il en est la négation et la destruction.

Pour les « pactisans », la fin justifiait peut-être les moyens. Quelle était donc cette fin ?
Nous lisons à la cinquième règle que leur constante préoccupation doit être de faire éclore la Révolution… Textuel. Mais nos poules couveuses – qu’on prendrait plutôt pour des coucous – ne consacrent que trois petites lignes à cette tâche, et c’est fort dommage, car il eût été intéressant de connaître comment ils s’y prennent pour activer l’éclosion de la Révolution. Par contre, ils consacrent dix lignes à cette septième règle :

Nous nous engageons à œuvrer par tous les moyens en notre pouvoir pour qu’à la tête et dans tous les rouages essentiels du C.S.R., principalement à la tête de la C.G.T. quand elle sera en notre pouvoir et sous notre contrôle, NOUS ASSURIONS L’ÉLECTION aux postes les plus en vue et responsables, tant au point de vue des conceptions théoriques qu’à celui de l’action pratique, des camarades purement syndicalistes révolutionnaires, autonomistes et fédéralistes.

Évidemment, le grand objet du Pacte est d’assurer des élections. Le Pacte mystérieux et sévèrement discipliné est donc avant tout un comité électoral. Ses candidats, inutile de les chercher loin. Et en avant les campagnes électorales ! Il n’est que trop vrai que des mœurs singulières, dignes de la pire politichiennerie, sévissaient dans le mouvement syndical depuis un an et demi. Enfin, on en connaît l’origine !

– Nous n’avons fait que reprendre l’œuvre de l’Alliance des Frères Internationaux de Bakounine, diront peut-être certains qui ne se mouchent pas avec le coude.
L’Alliance ne fut pas la meilleure pensée de Bakounine, et je sais, pour l’avoir entendu de la bouche même du père Guillaume, qu’elle fit alors, dans le Première Internationale, plus de mal que de bien.

Mais ce que je sais aussi, c’est que Bakounine voyait en elle non un comité électoral mais une sorte d’état-major de la révolution universelle. La principale qualité requise était d’avoir la passion révolutionnaire, le diable au corps.

De l’Alliance au Pacte, de Bakounine à Verdier, il y a à peu près la même différence qu’entre une société secrète révolutionnaire et la loge maçonnique de Tarascon, guignant les sièges du conseil municipal, entre Savorgnan de Brazza et Tartarin, chasseur de casquettes.
Sentant le ridicule de son Pacte, la Bataille syndicaliste demande pour le bien juger de se reporter à la date où il fut conclut : février 1921. C’était, paraît-il, une époque tragique, et ce document reflèterait les préoccupations tragiques de ces jours-là.
Février 1921… époque tragique… préoccupations tragiques ?

Je croyais que la dernière période d’agitation – qu’il serait tout de même abusif de qualifier de tragique – remontait à mai 1920. Est-ce moi qui rêve ou bien les parrains du « Pacte » ?

Février 1921 me rappelle quelques souvenirs personnels ; nous comparaissions, les « dix » du complot devant le jury de la Seine, qui nous acquittait aussi crânement que nous nous étions défendus. Nous retrouvions la liberté et nous reprenions, Monmousseau et moi, notre place dans les rangs de la minorité.

Quelqu’un m’a dit que c’est le soir même de notre acquittement que le « Pacte » prit forme définitivement : c’est bien possible. C’est même probable.

Faites le bilan des seize mois : C.S.R. mourants, scission confédérale, C.G.T.U. déchirée, syndicalisme rongé par les querelles byzantines. C’est pour une grande part l’œuvre de ce groupement franc-maçonnique installé comme un cancer dans l’organisation syndicale révolutionnaire et qui a rudement facilité la besogne aux gens de la rue Lafayette.

Pierre MONATTE.