Reiner Tosstorff sur l’Internationale syndicale rouge : « The Red International of Labour Unions (RILU) 1920-1937 »
Recension et commentaire
Article mis en ligne le 31 octobre 2018
dernière modification le 1er novembre 2018

par Eric Vilain

Le livre de Reiner Tosstorff nous raconte une histoire passionnante en même temps qu’il nous fait découvrir un monde que le mouvement libertaire ne connaît pour ainsi dire pas, et les historiens académiques guère plus. Les premiers ont une tendance à ignorer les organisations « autoritaires » et tout ce qui touche au mouvement communiste ; quant aux seconds, l’Internationale syndicale rouge a été reléguée par eux à l’ombre de l’Internationale communiste : l’histoire du mouvement ouvrier n’est vue qu’à travers celle des partis.

Des travaux avaient été publiés sur l’ISR à partir des années 60 mais il restait de nombreux « trous ». Après la chute du rideau de fer des opportunités se sont ouvertes avec l’accès aux archives qui fut facilité. L’historien allemand Reiner Tosstorff publia en allemand en 2004, en anglais en 2016 le livre qui restera longtemps un ouvrage de référence, The Red International of Labour Unions (RILU) 1920-1937. Il y expose en un seul volume de 900 pages le contexte, la genèse, les débats et la fin de cette organisation dont le bilan fut, selon l’auteur même, décevant et l’existence en fin de compte assez courte.

La précision de son travail est en quelque sorte la continuation et sans doute l’aboutissement de travaux antérieurs tels que ceux de Wayne Thorpe, Marcel van der Linden, Robert Wohl, Frederick Kaplan [1], Bruno Groppo et bien d’autres.
Tosstorff montre que l’ISR fut constituée sur la base d’une jonction entre bolchevisme et syndicalisme révolutionnaire, ces derniers emmenant avec eux des traditions qui finirent par se confronter aux pratiques des bolcheviks. Dans une phase initiale, l’influence des communistes put se développer grâce à cet apport international de forces vives : l’auteur nous rend un compte détaillé du développement des organisations syndicales dans les pays concernés, il nous expose également l’histoire des mouvements communistes et syndicalistes révolutionnaires en Europe aussi bien qu’en Amérique.

Selon Reiner Tosstorff, l’Internationale syndicale rouge, qui fut « l’expression organisée au niveau international des activités syndicales communistes », fut traitée de manière superficielle et négligente dans l’historiographie récente. Bien qu’elle prétendît jouer un rôle indépendant sur le plan international, l’ISR apparaît presque toujours comme un effet collatéral de l’histoire de l’Internationale communiste qui réunissait les partis communistes, nous dit Tosstorff en introduction. Pour certains, l’ISR « ne sera jamais plus qu’une note de bas de page dans l’histoire du mouvement ouvrier, elle n’a jamais représenté grand chose » (Geoffrey Swain). Pour d’autres, « elle fut dans les années 1920, de loin la plus puissante et la plus importante des organisations auxiliaires qui gravitaient autour du Komintern. C’était, en effet, la seule qui pouvait revendiquer une certaine indépendance, et elle fut plus qu’un organe subsidiaire" (E.H. Carr).

Ces deux opinions extrêmes ne sauraient être retenues, selon moi : elles reflètent plutôt les a priori idéologiques de leurs auteurs qu’une réalité historique. Loin d’être une « note en bas de page » l’ISR fut incontestablement une réalité en puissance qui ne put s’accomplir. Quant à l’indépendance dont elle put se revendiquer, on peut dire là encore que ce fut une indépendance potentielle qui fut brisée dès le départ.

Selon Tosstorff, c’est la confrontation entre syndicalistes révolutionnaires et bolcheviks qui donna la première impulsion vers la fondation de l’ISR, parce qu’une telle organisation n’entrait pas dans le cadre conceptuel des bolcheviks. [2].

J’ajouterai que la totale ignorance des questions syndicales par les bolcheviks se révéla par le fait que pour prendre la présidence de l’ISR, ils durent chercher Losovski, un militant qui avait eu des relations un peu tumultueuses avec le parti (exclu, réadmis et plutôt non orthodoxe) : c’était un des rares militants d’envergure qui avait une certaine expérience syndicale, acquise à la CGT française. [3]

Mais cette confrontation ne fut que le point de départ de l’ISR. Tosstorff entend combiner l’étude de la relation entre syndicalistes révolutionnaires et communistes avec la question générale de l’influence communiste au sein du mouvement syndical international. « A cet effet, dit-il, il s’est avéré impossible d’éviter de discuter des autres organisations syndicales internationales et avant tout de la Fédération syndicale internationale (FSI) connue comme l’Internationale d’Amsterdam parce que son siège était dans cette ville ». On a déjà là en germe l’une des contradictions qui apparaîtront rapidement : tandis que l’ISR fut fondée avec des militants qui étaient en opposition radicale avec l’Internationale d’Amsterdam, la stratégie soviétique du « Front unique » en vint rapidement à considérer comme essentiel un rapprochement avec les organisations réformistes et, à ce titre, l’ISR devint un obstacle à cette stratégie. En d’autres termes, l’Internationale syndicale rouge fut fondée en même temps que fut mise en œuvre la stratégie de Front unique pour la réalisation de laquelle l’ISR allait devenir un obstacle !… Mais Tosstoff va montrer que « les initiatives en vue de la dissoudre rencontreront une résistance féroce de la part de l’appareil de l’ISR, pour des raisons d’auto-préservation bureaucratique, pour ainsi dire, menées par le secrétaire général de l’organisation, Alexandre Losovsky ». (p. 3.)

Je pense que nous pouvons considérer comme « définitif », en tout cas pour encore longtemps, le travail de Reiner Tosstorff sur l’Internationale syndicale rouge. Naturellement, Tosstorff a réalisé un travail académique – son livre est en fait une thèse de doctorat et on ne peut donc pas reprocher à son auteur de ne pas être anarchiste et de ne pas développer un certain nombre de points, ou d’en minimiser d’autres, qu’un historien de culture libertaire aurait développés ou n’aurait pas minimisés. Il ne s’agit évidemment pas non plus de réécrire une histoire « anarchiste » de l’ISR, car cela reviendrait à tomber dans l’idéologie. Il s’agit plutôt de développer plus en profondeur certains aspects de l’histoire de la classe ouvrière internationale de l’époque, tels que les raisons complexes du refus de la CGT française d’assister au Congrès syndical international de 1913, les circonstances plus précises de la fondation de l’AIT de Berlin, la profonde fracture, remontant loin dans le temps, qui divisa le mouvement syndicaliste révolutionnaire, etc. Toutes ces questions sont effectivement abordées dans le livre de Tosstorff, mais j’avoue que le lecteur libertaire reste sur sa faim.

Il ne faut pas voir ces remarques comme une critique du travail de Tosstorff, mais comme une invitation à continuer la recherche, une incitation pour les libertaires à faire leur part du travail.