A propos de "Monde nouveau" de Pierre Besnard
Article mis en ligne le 21 janvier 2019
dernière modification le 7 septembre 2024

par Eric Vilain

Les mauvaises langues disaient de Pierre Besnard qu’il avait de la société révolutionnaire une vision de chef de gare. C’était sans doute là une allusion perfide au fait qu’il était cheminot. Cependant, ce n’est pas entièrement faux si, du chef de gare, on a l’image d’un homme qui tient à ce que les trains arrivent et partent à l’heure et que tout soit bien organisé. Besnard pensait qu’il ne fallait pas attendre que la révolution ait lieu pour commencer à envisager comment les choses seraient organisées. La lecture de Monde nouveau peut donner l’impression d’une vision maniaque et pointilleuse de ce que devrait être la société future, une vision qui s’intégrerait dans les innombrables projets utopistes que la pensée occidentale nous a donnés à lire depuis Thomas More, l’inventeur du mot.

A propos de Monde nouveau de Pierre Besnard

Les mauvaises langues disaient de Pierre Besnard qu’il avait de la société révolutionnaire une vision de chef de gare. C’était sans doute là une allusion perfide au fait qu’il était cheminot. Cependant, ce n’est pas entièrement faux si, du chef de gare, on a l’image d’un homme qui tient à ce que les trains arrivent et partent à l’heure et que tout soit bien organisé. Besnard pensait qu’il ne fallait pas attendre que la révolution ait lieu pour commencer à envisager comment les choses seraient organisées. La lecture de Monde nouveau peut donner l’impression d’une vision maniaque et pointilleuse de ce que devrait être la société future, une vision qui s’intégrerait dans les innombrables projets utopistes que la pensée occidentale nous a donnés à lire depuis Thomas More, l’inventeur du mot.

Proudhon n’a pas de mots assez durs contre « toutes les utopies sociales, politiques et religieuses, qui dédaignent les faits et la critique », contre les utopistes qui trouvent « plus aisé de discourir sur ces grands mots que d’étudier sérieusement les manifestations sociales ».
C’est Besnard lui-même qui anticipe ces objections puisque dès le début de son livre il pose la question : « Doit-on dresser le plan constructeur de la révolution mondiale ? » Pour lui, il n’y a pas d’hésitation : la réponse est oui. Ce « plan constructeur » consiste simplement à poser les conditions incontournables permettant de garantir le succès de la révolution ; l’établissement d’une « alliance aussi étroite qu’indispensable entre les deux principaux éléments de la révolution : les paysans et les ouvriers » ; la réalisation de la « synthèse des forces constructives de la révolution : la main-d’œuvre, la technique et la science, afin d’être en mesure d’assurer la vie collective, dans toute sa complexité, et le développement continu de l’ordre nouveau ».

L’utopie, de ce point de vue, n’est pas du côté de Besnard ou des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes dont il n’était que le porte-parole : elle était chez les bolcheviks qui ont fait un coup d’État dans la révolution sans le moindre projet de construction, sans la moindre idée de ce qu’ils allaient réaliser : leur manière d’aborder l’« alliance » avec la paysannerie a abouti à l’une des plus grandes catastrophes humanitaires du XXe siècle ; leur manière d’aborder la relation entre « la main-d’œuvre, la technique et la science » a consisté à remettre le pouvoir aux « spécialistes » et à constituer une invraisemblable bourgeoisie d’État. Ceux qui encore aujourd’hui se réclament de la tradition léniniste devraient faire preuve d’un peu de modestie.

Besnard se situe dans le droit-fil de la pensée des grands auteurs anarchistes, notamment Bakounine, qui nous dit que dans l’hypothèse d’une révolution, l’incapacité de la classe ouvrière à réaliser une alliance avec la paysannerie pourrait provoquer la reconstitution d’un système de domination, fondé cette fois sur la bureaucratie – les « fonctionnaires de l’État » : l’avènement de la bureaucratie d’État serait donc le prix à payer pour l’échec de l’alliance avec la paysannerie 1. Analyse prémonitoire faite pendant la guerre franco-prussienne, et dont les bolcheviks vont démontrer malheureusement la pertinence quelque 45 ans plus tard.
Il est significatif que les libertaires espagnols, pendant la courte période pendant laquelle ils furent en mesure de mettre en œuvre des réalisations économiques et sociales selon un schéma qui ressemble étrangement à celui qui est décrit dans Le Monde nouveau, parvinrent à établir avec les campagnes des relations de collaboration qui seules permirent de continuer le combat contre le fascisme pendant trois ans en réalisant la collectivisation de la terre, c’est-à-dire l’approvisionnement des villes en nourriture. Il est tout aussi significatif que ce furent les communistes qui tentèrent par la violence la plus extrême de liquider ces mêmes collectivisations !

C’est Bakounine encore qui disait qu’on ne peut renverser un ordre social sans avoir une idée claire de ce qu’on veut mettre à la place : « Un programme politique n’a de valeur que lorsque, sortant des généralités vagues, il détermine bien précisément les institutions qu’il propose à la place de celles qu’il veut renverser ou réformer 2. » Sur cette question, ni Bakounine ni Besnard ne sont des « outsiders » dans le mouvement ouvrier et libertaire : ils ne font que reprendre la grande tradition de l’Association internationale des travailleurs qui, en de multiples occasions, affirma que les « sociétés de résistance », (c’est-à-dire les syndicats) sont les « embryons de ces grandes compagnies ouvrières 3, qui remplaceront un jour les compagnies de capitalistes ayant sous leurs ordres des légions de salariés, au moins dans toutes les industries où la force collective est mise en jeu et où il n’y a pas de milieu entre le salariat et l’association 4. » Le Monde nouveau ne fait rien d’autre que reprendre cette idée et la développer.

A l’époque où Besnard a écrit son livre, on est encore à une période de transition entre syndicalisme révolutionnaire et anarcho-syndicalisme. L’Association internationale des travailleurs seconde manière, celle qui fut fondée à Berlin en 1922, est incontestablement une organisation anarcho-syndicaliste. Mais aucun des documents de son congrès de fondation ne mentionne l’anarcho-syndicalisme : tous font référence au syndicalisme révolutionnaire. D’ailleurs Le Monde nouveau ne parle que de « syndicalisme révolutionnaire », pas d’« anarcho-syndicalisme ». Pourquoi ?

Lorsque la révolution russe éclata, le syndicalisme révolutionnaire était le courant révolutionnaire dominant dans le mouvement ouvrier mondial. Les syndicalistes révolutionnaires ont soutenu d’enthousiasme la révolution. Mais peu à peu, lorsque les informations ont commencé à filtrer, que les militants prirent conscience que le régime soviétique réprimait la classe ouvrière et tous ceux qui élevaient une voix discordante, le courant syndicaliste révolutionnaire se scinda en deux : un courant qui refusait de soutenir un tel régime, et un courant qui choisit de rester sourd aux nouvelles tragiques qui venaient de Russie. Le point de rupture se fit sur la question de l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge (ISR), le pendant syndical de l’Internationale communiste. Une partie du mouvement se déclara favorable à l’adhésion et disparut de fait en étant absorbée par le Parti communiste ; l’autre partie, après avoir participé aux premières rencontres de l’ISR et s’être rendu compte de l’impossibilité de collaborer avec les bolcheviks, fonda à Berlin en 1922 l’AIT seconde manière. Si les documents de fondation de cette nouvelle Internationale n’évoquent que le syndicalisme révolutionnaire, c’est tout simplement parce que ces camarades se considéraient comme les vrais syndicalistes révolutionnaires.

A cette époque-là, « anarcho-syndicaliste » et « anarcho-syndicalisme » étaient des termes péjoratifs utilisés par les communistes pour désigner ceux qui refusaient d’adhérer à l’Internationale syndicale rouge. Pierre Besnard a longtemps refusé d’employer ce terme. Il fallut attendre le congrès anarchiste international de 1937 5 pour le voir apparaître ce terme chez lui, dans un rapport qu’il fit en tant que secrétaire de l’AIT, intitulé « L’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme » 6.

Besnard nous explique dans son introduction à Monde nouveau que le mouvement libertaire n’était pas unanime sur l’idée de préparation de la révolution. Il prend clairement position contre le spontanéisme de ceux qui ne croient pas en « l’indispensabilité d’une préparation méthodique et rationnelle de cette révolution, ceux qui nient la valeur d’un « Plan constructif établi et vulgarisé à l’avance », ceux qui affirment « sans pouvoir le démontrer par le moindre exemple historique, que la poussée créatrice, spontanée et indéfinie des masses fera surgir, le moment venu, les organismes qui auront charge et mission d’assurer le succès de la grande et complexe entreprise révolutionnaire. » Et il commente : « Pour ma part, je crois, plus fermement que jamais, que la période du romantisme révolutionnaire est terminée. »

Quelques années avant Le Monde nouveau, Besnard avait publié en 1930 Les Syndicats ouvriers et la révolution sociale, un autre ouvrage qui lui est tout à fait complémentaire, mais qui d’une certaine manière, est plus « politique ». Si dans Les syndicats ouvriers... l’idée de préparation de la révolution est très présente, on y trouve des développements plus généraux en termes de doctrine, mais aussi en termes de tactique : le chapitre sur « les grandes revendications du prolétariat » reste encore aujourd’hui tout à fait actuel. Tout à fait actuelle également est la définition que Besnard y donne du prolétariat :

« …l’ouvrier de l’industrie ou de la terre, l’artisan de la ville ou des champs – qu’il travaille ou non avec sa famille –, l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail appartiennent à la même classe : le prolétariat. »

Mais surtout, ce qui caractérise Les syndicats ouvriers et la révolution sociale, c’est la mise en perspective du syndicalisme ouvrier dans un contexte international de montée du fascisme : c’est un ouvrage programmatique qui développe un certain nombre de revendications transitoires destinées à mobiliser les travailleurs en cette période de crise mondiale qui devait déboucher sur la guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale.

On reproche souvent à Marx de ne pas s’intéresser à la forme de la société communiste. On a souvent utilisé cet argument pour montrer l’opposition entre ses conceptions, fondées sur on ne sait quel déterminisme historique, et celles des anarchistes qui au contraire (pas tous, d’ailleurs), se préoccupent de cette question. Il ne s’agit pas de cela du tout.

Dans la Postface au Capital, Marx évoque la Revue positiviste qui lui reprochait de ne pas « formuler des recettes (comtistes ?) pour les marmites de l’avenir » (Pléiade, I, p. 555). Mais l’accusation de la Revue positiviste ne vaut que pour Le Capital. Marx dit expressément que cet ouvrage n’est qu’une tentative d’expliciter les mécanismes du fonctionnement du système capitaliste, en aucun cas un document programmatique. Le Capital ne contient, de manière délibérée, aucune indication de ce que serait la société de l’avenir. Ce qui n’empêcha pas son auteur de parsemer son œuvre de « recettes pour les marmites de l’avenir » : L’idéologie allemande nous donne une description de la société future où chacun agira à sa guise, devenant selon son bon plaisir berger, pêcheur, chasseur ou critique littéraire. Presque trente ans plus tard, dans la Critique du programme de Gotha, il nous décrit les phases par lesquelles la société devra passer pour aboutir au communisme. A côté des recette marxiennes pour les marmites de l’avenir, qui relèvent d’un utopisme prophétique, les développements de Pierre Besnard apparaissent comme remarquablement réalistes et pratiques.

Doit-on, quatre-vingts ans après la publication du Monde nouveau de Pierre Besnard, prendre à la lettre son « plan constructif de la révolution sociale ? » Bien sûr que non. Besnard lui-même nous expose dans sa conclusion la perspective dans laquelle il a écrit son texte :

« Tels sont les organismes et les rouages qui me paraissent à la fois, nécessaires et suffisants pour assurer la vie de l’ordre nouveau.
« Aux uns, ils paraîtront peu nombreux, primitifs, simplistes peut-être. Aux autres, ils sembleront, au contraire, trop nombreux, compliqués et centralisés. Ceci prouvera, tout simplement, combien il est difficile de satisfaire tous ceux qui aspirent à connaître et vivre des temps meilleurs.
« Quoi qu’il en soit, il n’est pas dans mes intentions de forcer leur jugement, de modifier leurs sentiments et leurs désirs, s’ils sont définitifs, ni de violenter leur pensée.
« Ils sont libres, comme je suis libre, en notre époque de relativité… Qu’ils cherchent et, s’ils trouvent vraiment la formule idéale, je serai le premier à saluer leur succès.
« En ce qui me concerne, j’ai cherché à faire quelque chose de solide et de pratique à la fois. J’ai cru le trouver à équidistance de l’absence totale d’organisation, qui ne peut conduire qu’au désordre et à la défaite, et de l’organisation trop compliquée, qui paralyse toute action et tout mouvement. Le système que je présente est donc une sorte de moyen-terme. Il est le produit d’un accord entre le sentiment et la raison.
« Je demande à tous ceux qui, comme moi, sont à la recherche du réel, du possible, du nécessaire, de bien réfléchir avant de choisir, d’avoir constamment en vue la tâche à accomplir : la révolution sociale constructive, c’est-à-dire : la transformation totale du Monde actuel et l’édification d’un Monde Nouveau, fraternel et égalitaire, capable d’abriter, tout entière, une Humanité libre. »

Il faut cependant retenir de Monde nouveau la structure générale du texte, tout d’abord le principe fédéraliste de l’organisation de la société libertaire, dont le livre donne une description schématisée. C’est en cela que cet ouvrage est important et toujours d’actualité. Il permet de mieux saisir ce qu’est le fédéralisme libertaire et quels rouages devront être mis en place pour lui permettre de fonctionner. Il apparaît aujourd’hui encore comme l’un des textes les plus clairs et les plus concis : il est d’un abord facile et permet de comprendre l’une des bases de la société anarchiste – le fédéralisme, déjà évoqué par Pierre-Joseph Proudhon. Sans aller jusqu’à affirmer qu’il est un « manuel du fédéralisme », il peut être considéré comme un excellent outil de formation. Raison d’être de cette nouvelle édition.

Cependant, il est évident que le mouvement syndical en ce début du XXIe siècle n’a plus rien à voir avec celui que Besnard nous décrit. En revanche, un principe essentiel abordé dans le livre est que la mise en place d’une société socialiste (libertaire, évidemment) ne saurait se faire sans que les producteurs soient organisés dans leur organisation de classe en tant que producteurs, sur la base de leur rôle dans le processus de production : verticalement dans des fédérations d’industrie, horizontalement dans des fédérations locales, régionales, etc. Qu’on appelle une telle organisation « syndicat » ou autrement n’a strictement pas d’importance.

René Berthier,
28 janvier 2018