Réflexions sur l’étude d’Ana Paula Paes de Paula sur « Maurício Tragtenberg : contribution d’un marxiste anarchisant à l’étude critique des organisations »
Article mis en ligne le 22 mars 2015
dernière modification le 26 janvier 2012

par Eric Vilain

Réflexions sur l’étude

d’Ana Paula Paes de Paula

sur

« Maurício Tragtenberg : contribution d’un marxiste anarchisant à l’étude critique des organisations »

René Berthier

Les réflexions que je livre ici sont moins des commentaires du texte d’Ana Paula Paes de Paula que des commentaires des positions de Mauricio Tragtenberg qui sont exposées dans le texte d’Ana. L’article de la chercheuse brésilienne constitue une excellente introduction à la pensée du sociologue, méconnu en France, et qui mériterait de l’être, en particulier dans le mouvement libertaire.

En France Tragtenberg souffrirait sans doute d’un handicap, dont il souffre peut-être déjà au Brésil : c’est d’être considéré comme trop « anarchiste » par les marxistes, et trop « marxiste » par les anarchistes. Je pense qu’il faut dépasser ce genre d’écueil.

Je pense également que ce serait une grave erreur pour le mouvement libertaire de rejeter l’acquis de la pensée d’un homme comme Tragtenberg sous prétexte qu’au fil de ses textes on tombe sur les noms de certains marxistes. Pour plusieurs raisons :

1. Tragtenberg en appelle à des auteurs qu’il qualifie de « marxistes hétérodoxes » parce qu’il rejette le léninisme et le stalinisme.

2. Ces références restent formelles dans la mesure où ces auteurs ne semblent pas avoir réellement influencé sa pensée.

3. En revanche, les références qu’il fait à Proudhon, et surtout Kropotkine, ont bel et bien des répercussions repérables dans ses analyses.

4. Dans les opinions exposées par Tragtenberg, il faut faire la part d’une certaine forme de méconnaissance, s’agissant d’auteurs marxistes ou anarchistes.

Sur ce dernier point, il faut faire un commentaire : il semble qu’au Brésil il est convenu de considérer que le champ de réflexion du marxisme est circonscrit à l’analyse économique et que l’anarchisme se consacre à la critique du politique. Une sorte de division du travail qui pourra surprendre le lecteur français. Cette attitude me semble liée au fait que le marxisme était peut-être connu dans sa forme mécaniste et historiciste tandis que l’anarchisme n’était quant à lui connu que de manière fragmentaire, par ses textes critiques. La distance, mais aussi les 21 années de dictature militaire de 1964 à 1985 ne contribuèrent sans doute pas à faciliter la circulation des idées et le débat. D’autant que dans un contexte de répression étatique on ne fait pas dans le détail en matière de théorie.

L’objet de ces commentaires est précisément de mettre en perspective les analyses de Tragtenberg et de les resituer dans leur contexte. La distance, et sans doute surtout les carences du mouvement libertaire lui-même, qui n’a su largement diffuser ni les œuvres de ses principaux penseurs ni les analyses sur ces œuvres, fait que nombre d’opinions de Tragtenberg sur l’anarchisme sont sinon fausses, du moins parfois extrêmement approximatives.

J’ai dit que l’étude d’
Paula Paes de Paula constituait une très utile introduction à la pensée de Mauricio Tragtenberg. La lecture de cet auteur montre à l’évidence que pour lui, la sociologie des organisations et toutes les disciplines apparentées constituent des outils incontournables de réflexion sur le projet autogestionnaire.

Dans une société qui devient de plus en plus complexe et ramifiée, on ne peut plus se contenter d’utiliser l’autogestion comme un slogan. On comprend aisément que le concept d’autogestion soit absent des manuels de vulgarisation de la sociologie des organisations ; à l’inverse, il ne me semble pas légitime que les partisans de l’autogestion se désintéressent de cette discipline, dont il ne s’agit pas de faire une nouvelle idéologie mais simplement un instrument d’analyse et de réflexion.

Il est nécessaire de montrer que le modèle autogestionnaire n’est pas un modèle obsolète mais qu’il peut être parfaitement d’actualité comme alternative aux organisations dont on voit de plus en plus qu’elles mènent à des impasses. Il est donc nécessaire d’intégrer le modèle autogestionnaire dans le cadre d’une réflexion à la fois politique et scientifique. Cela nécessite au préalable de fournir une définition précise du terme afin d’en faire un concept opérationnel.

Les nombreux textes où il est question d’autogestion se limitent souvent à décrire les expériences historiques ; il n’y a, en général, pas de mise en perspective théorique sinon par la restitution des positions des « pères fondateurs » de la seconde moitié du XIXe siècle, ce qui est utile, mais aujourd’hui totalement insuffisant.

Il faut cependant prendre garde de ne pas voir dans l’autogestion une nouvelle forme, moderniste, de gestion de l’entreprise au service du capital mais une véritable alternative libératrice, et généralisée à toute la société.

Sur cette possible dérive, Tragtenberg nous avait précisément prévenus…

STIRNER

L’étude d’Ana Paula Paes de Paula révèle que Mauricio Tragtenberg reprend la division classique des trois courants du mouvement libertaire, plaçant l’« école individualiste » en premier dans son énumération, comme le font nombre d’auteurs. La genèse du courant « individualiste » de l’anarchisme est complexe, mais il n’est pas certain qu’il faille y placer Stirner. Celui-ci ne se réclame jamais d’un quelconque courant politique, encore moins de l’anarchisme puisque en 1845 on ne peut pas dire qu’il existait un courant « anarchiste », même si Proudhon avait déjà commencé à publier. Stirner était d’ailleurs opposé à Proudhon.

Une lecture attentive de l’Unique et la propriété montre que la problématique de Stirner n’est en réalité pas l’individu, mais l’individualité, ce qui n’est pas du tout la même chose. Stirner est, en fait, moins préoccupé de sa liberté que de son individualité. Il sait bien que « l’état premier de l’homme n’est pas l’isolement ou la solitude, mais la société » (L’Unique et sa propriété). La restriction de sa liberté par la société ne le trouble pas :

« Qu’une société, l’État, par exemple, restreigne ma liberté, cela ne me trouble guère. Car je sais bien que je dois m’attendre à voir ma liberté limitée par toutes sortes de puissances, par tout ce qui est plus fort que moi, même par chacun de mes voisins. (…) Mon individualité, au contraire, je n’entends pas la laisser entamer. Et c’est précisément à l’individualité que la société s’attaque, c’est elle qui doit succomber sous ses coups. »

L’introduction de Stirner dans le mouvement anarchiste est un phénomène tardif, largement dû à l’insistance des dirigeants social-démocrates allemands, Engels en tête. Ils étaient soucieux de présenter l’anarchisme comme un individualisme, à un moment où ils s’efforçaient avec insistance d’exclure les anarchistes des congrès socialistes internationaux, puis de la IIe Internationale. L’existence même d’un courant « anarchiste individualiste » est elle-même un phénomène tardif, ce courant restant parfaitement marginal.

S’il fallait absolument « classer » Stirner, sa place serait plutôt parmi les précurseurs de Freud.

PROUDHON ET LA PROPRIÉTÉ

Selon l’auteur de l’étude, Tragtenberg pense qu’il y a « une controverse autour de la vision qu’a Proudhon de la propriété privée – certains soulignent sa position en tant que critique, mais d’autres soulignent qu’il ne préconise pas son abolition, en particulier dans les écrits tardifs ».

Il y a en effet un paradoxe apparent entre les positions de Proudhon en 1840 (« la propriété c’est le vol ») et celles qu’il développe en 1862, peu avant sa mort (« la propriété c’est la liberté »). C’est que pour lui, la propriété est un phénomène contradictoire :

« La propriété, c’est le vol ; la propriété, c’est la liberté : ces deux propositions sont également démontrées et subsistent l’une à côté de l’autre dans le Système des Contradictions... La propriété paraissait donc ici avec sa raison d’être et sa raison de non être. » (Proudhon, Théorie de la propriété.)

Il ne faut pas voir dans ce paradoxe deux propositions qui s’opposent. Il est vrai que la question de la propriété chez Proudhon fait l’objet d’une incompréhension dont Proudhon lui-même, avec sa manie des formules choc, est partiellement responsable. Il déclare cependant dans l’un de ses derniers ouvrages (Théorie de la propriété) qu’il n’a pas modifié son point de vue sur le fond, et il n’y a pas de raison de ne pas le croire. Peu d’auteurs se sont donné la peine d’aller voir ce qu’il y avait derrière cette apparente contradiction. Il est vrai qu’il est parfois difficile de percevoir de quelle propriété il parle. Il ne s’oppose pas à celle du logement. Ce à quoi il s’oppose, c’est à l’appropriation de l’aubaine, c’est-à-dire l’accaparement par le propriétaire, indéfiniment, du revenu du capital bien au-delà du remboursement de l’investissement initial. C’est en cela que la propriété est un « vol ». Sur ce point, il n’a jamais changé d’avis.

Son soutien à la propriété, à la fin de sa vie, tient à des considérations tactiques, liées au constat que la propriété privée reste profondément ancrée dans l’esprit d’une grande partie de la population, et qu’on ne peut pas s’engager dans des transformations de fond de la société lorsque 80% de la population est constituée de paysans passionnément attachés à la terre. Concernant les moyens de production industriels, il n’abandonne jamais l’idée de constitution de « compagnies ouvrières » gérant les grands secteurs industriels, anticipant sur les fédérations d’industrie du mouvement syndical : en cela, Proudhon est un authentique précurseur de l’idée d’autogestion – d’une autogestion généralisée.

Dans une large mesure, Proudhon pense que faire une fixation sur la question de la propriété est un faux problème. S’il pose avec autant d’insistance le problème de la propriété, c’est parce que ce problème se pose lui-même avec insistance, mais au fond c’est pour lui une affaire largement dépassée : il explique cela avec une extrême clarté lorsqu’il fait remarquer que le grand propriétaire manufacturier se moque d’être propriétaire du terrain sur lequel se trouve son usine, voire même des machines elles-mêmes. Ce qui l’intéresse, c’est l’appropriation de la valeur produite par le travail collectif des ouvriers qui produisent dans la manufacture. Le manufacturier n’a pas les états d’âme du petit bourgeois propriétaire. « Le manufacturier a-t-il besoin, pour être industriellement et commercialement libre » – c’est-à-dire libre de s’approprier la plus-value – « d’être propriétaire de la maison ou de l’appartement qu’il habite avec sa famille, de l’atelier dans lequel il travaille, du magasin où il conserve ses matières premières, de la boutique où il expose ses produits, du terrain sur lequel maison d’habitation, atelier, magasin et boutique ont été construits ? En aucune façon. » (Théorie de la propriété.)

Proudhon ne remet jamais en cause l’idée que l’économie met en œuvre une force collective hors de proportion avec la somme des efforts individuels et que cette force collective organisée produit une valeur qui est accaparée illégitimement par une minorité.

LES « ÉCOLES » ANARCHISTES

Il n’est pas tout à fait exact de dire que dans le courant collectiviste représenté par Bakounine il y a « fusion entre la théorie fédéraliste de Proudhon (une organisation libre de producteurs indépendants) et la théorie socialiste (propriété collective des moyens de production et abolition de la propriété privée) » : ces deux principes sont tout simplement complémentaires, l’« anarchisme » se définissant en quelque sorte par cette complémentarité même.

En réalité, dans la Première Internationale, Bakounine et ses amis se sont opposés aux proudhoniens de droite, sur la question de la propriété. Les collectivistes bakouniniens ont fait passer une résolution sur l’abolition de la propriété au congrès de Bâle (1869). Il n’y a pas de « fusion » entre le fédéralisme de Proudhon et le collectivisme de Bakounine : Bakounine a totalement adhéré au fédéralisme de Proudhon, mais reste attaché à l’idée de collectivisation des moyens de production. Collectivisme et fédéralisme sont, dans l’Internationale, pour ainsi dire synonymes.

Dans l’évocation des « trois écoles » du mouvement anarchiste, Ana Paula Paes de Paula, reprenant Luizetto [1], évoque l’école socialiste, elle-même « composée de deux courants », le collectiviste défendu par Bakounine et le communiste défendu par Kropotkine et Malatesta. L’un des points qui distinguent ces deux courants, sans les séparer, est celui de la rémunération du travail. Selon le courant collectiviste, « chacun est payé selon son travail », tandis que le courant communiste fait valoir que « chacun participe avec son travail et est payé en fonction de ses souhaits et de ses besoins ».

La problématique qui oppose le fait d’être payé selon son travail (les collectivistes) ou selon ses besoins a été introduite tardivement dans l’Internationale par ceux qui deviendront les « anarchistes communistes », c’est-à-dire Malatesta, Kropotkine etc. Il n’y a pas vraiment d’opposition entre ces deux visions, la seconde ne faisant que préciser des points qui allaient de soi : les anarchistes-communistes craignaient que ceux qui ne « travaillent pas » : enfants, vieux, malades, etc., ne soient pas pris en charge, alors que ce n’était pas du tout dans l’intention des collectivistes.

Le paiement selon les besoins est souvent assimilé à la « prise au tas » de Kropotkine, expression malheureuse qui a été très mal comprise – et avec laquelle Malatesta n’était pas d’accord. On oublie d’ailleurs de préciser que si Kropotkine préconisait la « prise au tas de ce qu’on possède en abondance », il ajoutait qu’il fallait introduire le « rationnement de ce qui doit être mesuré, partagé ». L’expression « prise au tas » est extrêmement maladroite car elle suggère effectivement un « tas », au sens propre ou au sens figuré, dans lequel il suffira de piocher à sa guise. Ce n’est pas ce que voulait dire Kropotkine. Sa vision s’inscrit dans le cadre d’une société industrielle développée, à haute technologie et à haute productivité du travail. Dans cette perspective, l’acquisition d’une automobile ou d’un ordinateur relève aujourd’hui de la « prise au tas », en ce sens que la quantité disponible de ces articles suffit aux besoins des consommateurs. Aujourd’hui, le mode d’acquisition de ces articles se fait par l’achat, mais ce serait une naïveté de croire que dans une société qui aurait aboli le salariat tout serait « gratuit ». Quoi qu’on produise, en abondance ou non, cela implique la mise en œuvre de processus – extraction de matière première, transformation, conception, etc. – qui impliquent des coûts qu’il faut bien payer d’une façon ou d’une autre, avec de l’argent ou autrement.

LE MUTUALISME

Il est exact de dire, avec Costa [2], que « avec le temps les mutualistes, considérés par leurs adversaires comme de simples réformistes, ont perdu de leur force dans les courants anarchistes socialistes ». Mais le paradoxe est que, « avec le temps », le mutualisme, grandement inspiré de Proudhon, est sans doute le courant de pensée qui a laissé les traces les plus profondes dans la société française, puisque l’ensemble des institutions de protection sociale, encore aujourd’hui remarquables en dépit des attaques du pouvoir politique et du capital, en découlent – alors même que l’anarchisme a disparu comme force significative.

Les principes du mutualisme se sont étendus à presque tous les aspects de la vie individuelle et sociale de la population et contribue grandement à améliorer les conditions d’existence de très nombreuses personnes et à atténuer les effets dévastateurs du système capitaliste. Le mutualisme s’est étendu de l’assurance santé aux assurances pour les habitations, l’automobile, etc. Toutes ces assurances se caractérisent par le fait qu’elles sont moins chères et qu’elles assurent un meilleur service. Des assurances santé complémentaires, aux cotisations somme toute modestes, assurent la quasi-totale gratuité des soins médicaux – ce que la sécurité sociale traditionnelle ne fait pas. Le mutualisme s’étend même aux banques – rappelons que Proudhon avait en projet une banque du peuple, dont la réalisation s’est arrêtée par son arrestation – dont la gestion n’est pas contrôlée par des actionnaires extérieurs mais par les clients associés – ce qui est un élément constitutif du mutualisme. On peut donc effectivement considérer cela comme du réformisme, si on considère que tout ce qui ne conduit pas immédiatement à la révolution est « réformiste ». Tous les secteurs que couvre le mutualisme sont également couverts par des entreprises privées, qui voient dans les sociétés mutuelles – assurances, assurances santé, pharmacies mutualistes, etc. – des concurrents intolérables, et elles font tout pour les supprimer.

Dans l’AIT, les proudhoniens de droite, comme Tolain auquel Bakounine s’est violemment opposé à cause de sa condamnation de la Commune, défendaient la propriété privée et étaient qualifiés de mutuellistes. Mais il existait aussi des proudhoniens révolutionnaires qui n’étaient pas moins mutuellistes et qui ont soutenu la Commune. Les idées mutuellistes ne disparaissent pas, elles prennent d’autres formes. Les syndicalistes révolutionnaires français, plus tard, se reconnaîtront parfaitement dans le mutuellisme de Proudhon.

LE PROJET LIBERTAIRE

Les réflexions de Ana Paula Paes de Paula sur Tragtenberg la conduisent à soulever un point capital de la doctrine anarchiste. Se faisant l’interprète du sociologue brésilien, elle écrit en particulier :

« Bien que les anarchistes résistent à l’idée d’élaborer à l’avance des plans et des programmes à appliquer en cas de révolution sociale réussie, Kropotkine suggère une certaine planification pour éviter le chaos qui s’est produit lors de la Commune de Paris. Selon Leval (2002), c’est Kropotkine qui introduisit le concept de planification, laquelle peut être définie comme une planification de la production par les travailleurs grâce à des assemblées et des représentants directs, qui ne produisent pas de décisions, mais des projets qui doivent être évalués et approuvés, réalisant une coordination des activités à partir de centres multiples. »

Cette affirmation doit être nuancée. Proudhon était certes violemment opposé à l’utopisme, mais les libertaires n’ont jamais été opposés à une réflexion, préalablement à la révolution, sur les modalités d’organisation d’une société socialiste. La réflexion de Marx qui ne voulait pas proposer de recettes pour la marmite de la révolution a été caricaturée. Si un mouvement politique ne propose pas une vision de la société qu’il veut instaurer, on se demande à quoi il sert. On se demande en particulier à quoi peut servir un programme politique !

De nombreux textes témoignent de la volonté du mouvement libertaire de proposer une alternative politique et sociale, tels que « Idées sur l’organisation sociale » de James Guillaume, « L’Organisation corporative et l’Anarchie » de Fernand Pelloutier, « Les syndicats ouvriers et la révolution sociale » de Pierre Besnard, « Après la révolution » de Diego Abad de Santillan, etc. Selon Bakounine, il y a un lien direct et nécessaire entre l’objectif et les moyens employés pour l’atteindre, ce qui implique une réflexion approfondie sur les formes et la nature de l’objectif. Il écrit qu’ « un programme politique n’a de valeur que lorsque, sortant des généralités vagues, il détermine bien précisément les institutions qu’il propose à la place de celles qu’il veut renverser ou réformer. » (Écrit contre Marx, Œuvres, Champ libre, III.)

Le modèle de l’organisation libertaire, qu’il s’agisse de celle qui regroupe les travailleurs en lutte ou de l’organisation globale de la société post-révolutionnaire, est fondé sur le fédéralisme. Or il est impossible d’imaginer une société de millions de personnes organisées fédérativement sans que cela implique une forme quelconque de planification, c’est-à-dire de prévision dans l’affectation des ressources et dans l’organisation des moyens à mettre en œuvre.

L’examen de la notion de fédéralisme chez Kropotkine révèle qu’il en avait une conception extrêmement floue quand il s’agissait de l’appliquer à l’organisation de la société d’aujourd’hui. Le fédéralisme se limitait pour lui à une forme extrême de décentralisation, ce qui est tout-à-fait contraire au concept. Le fédéralisme de Kropotkine est un phénomène essentiellement horizontal. En revanche, Proudhon, et Bakounine après lui sont prolixes pour le premier, précis pour le second. Proudhon, qui a été chef comptable et chef de gestion dans une entreprise de navigation fluviale – on l’ignore souvent – accorde une importance capitale à l’établissement d’une comptabilité nationale et affirme la nécessité de la centralisation économique : « ...centralisation de toutes les forces économiques ; décentralisation de toutes les fonctions politiques » écrit-il dans ses Carnets.

L’ambition de Proudhon était de constituer une science économique, c’est-à-dire une science qui permettrait de découvrir les formes que prendra la société libérée de l’exploitation. Il y a, dit-il, une science de la société « qu’il ne faut pas inventer mais découvrir ». Il s’agit de « découvrir et constater des lois économiques restrictives de la propriété et distributives de travail », c’est-à-dire les « lois de l’économie sociale » qui permettront de corriger les méfaits du système. S’il ne s’agit pas de donner les « recettes pour les marmites de l’avenir », selon l’expression de Marx, Proudhon entend quand même constituer une science qui permettra de déduire du présent les traits essentiels de la société de l’avenir. La science sociale qui décrit les dysfonctionnements du système capitaliste est la même que celle qui définira le fonctionnement de l’économie socialiste. Le principal outil de ce projet est le calcul économique, l’établissement d’une comptabilité nationale [3].

Un système fédéraliste libertaire implique donc la décentralisation de la décision politique (la détermination des besoins par les instances de base et intermédiaires) et la centralisation de l’application de la décision (l’affectation des ressources). Bakounine partage tout à fait ce point de vue : « La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en détruisant au profit des gouvernants et des classes gouvernantes la vie propre et l’action spontanée des populations [4]. » Le double mouvement de décentralisation du débat et de la prise de décision en un mouvement ascendant, et de la centralisation de l’application des décisions en un mouvement descendant, est précisément ce qui définit le fédéralisme libertaire.

Précisons qu’on a créé une opposition factice entre « anarchisme » qui voudrait définir des « recettes » pour l’avenir et le marxisme qui s’y refuserait, au motif que c’est la « dialectique de l’histoire » qui trouvera la solution. La vraie citation de Marx, issue du Capital, est la suivante : : « La méthode employée dans le Capital a été peu comprise, à en juger par les notions contradictoires qu’on s’en est faites. Ainsi, la Revue positive de Paris me reproche à la fois d’avoir fait de l’économie politique, métaphysique et – devinez quoi ? – de m’être borné à une simple analyse critique des éléments donnés, au lieu de formuler des recettes (comtistes ?) pour les marmites de l’avenir [5]. » La formulation ne suggère absolument pas qu’il ne faille en aucun cas proposer de recettes pour les « marmites de l’avenir », contrairement à l’interprétation qui est faite de la formule. Faute d’avoir envisagé de « recettes », les bolcheviks se sont retrouvés au pouvoir sans aucune idée de ce qu’il fallait faire – autrement dit sans aucun programme. On a vu le résultat…

TRAGTENBERG : UNE VISION PROPRE DE L’ANARCHISME

Ana Paula Paes de Paula souligne à juste titre que Tragtenberg a sa propre vision de l’anarchisme et qu’il ne s’aligne sur aucune des tendances de ce mouvement. Il apparaît cependant que Tragtenberg semble plus attiré par Kropotkine que par Bakounine [6]. Une société anarchiste est donc

« …une société qui n’est soumise à aucune autorité verticale et dans laquelle les associations volontaires interconnectées se substituent à l’Etat dans la tâche d’articuler les parties de la totalité sociale. Une société fondamentalement basée sur la solidarité, dans laquelle celle-ci est obtenue par un accord entre les divers groupes sociaux, territoires et professions librement établis dans le champ d’application de production et de consommation sociale. »

Il s’agit là d’une vision parfaitement kropotkinienne de l’organisation, fondée sur un « fédéralisme » qui s’appuie sur des groupes plus ou moins affinitaires interconnectés horizontalement. Cette vision ne concorde pas avec le fédéralisme vu par Proudhon et Bakounine dans lequel existent effectivement des structures organisées horizontalement (géographiquement, si on veut) mais qui sont également reliées à des structures verticales (industrielles, ou par secteur de production). C’est précisément la coordination de ces deux structures qui définit le fédéralisme libertaire.

Du point de vue libertaire, l’autogestion d’une entreprise ou d’une localité ne saurait exister en dehors d’une organisation autogestionnaire macro-économique, sur la société entière. Limiter l’organisation d’une société de dizaines, voire de centaines de millions de personnes à l’existence d’un « réseau entrelacé d’une infinie variété de groupes et d’associations au niveau local, régional, national et international, se consacrant à différents objectifs (production, consommation et échanges, communications, services sanitaires, éducation, protection mutuelle) et besoins (scientifiques, artistiques, littéraires, réseaux sociaux) » semble assez utopiste. Dans une telle société, il ne faudrait pas s’attendre à voir les trains arriver à l’heure…

De l’étude d’Ana Paula Paes de Paula, il apparaît que Tragtenberg fait un usage circonstanciel des thèses anarchistes ou marxistes, selon ses besoins, et qui correspond sans doute à son niveau de réflexion à propos de ces deux courants du mouvement ouvrier. C’est pour cette raison que l’auteur de l’étude le place parmi les « anarcho-marxistes ». On ne peut cependant pas évacuer dans l’examen des positions de Tragtenberg ce qu’il pouvait connaître (et méconnaître) de l’un l’autre mouvement, et qui explique les raisons pour lesquelles il se définit comme un « marxiste anarchisant ». En effet, pendant longtemps, et encore aujourd’hui, il a été convenu de considérer que l’anarchisme se caractérisait par ses lacunes, supposées ou réelles, en matière d’analyse économique. Cette opinion a même été partagée par certains anarchistes eux-mêmes, qui ont ainsi constitué un courant de pensée « marxiste libertaire » par adjonction à la pensée libertaire des éléments de critique économique marxiste.

Tragtenberg rejette le « marxisme-léninisme-stalinisme-trotskysme » mais reconnaît l’importance de l’anarchisme dans « l’analyse des mouvements sociaux, dans la question de la lutte contre la bureaucratie et dans la défense de la liberté comme valeur ». Il rejette la notion de dictature du prolétariat et soutient les « marxistes hétérodoxes » qui préconisent l’autogestion – parmi lesquels il place curieusement… Bordiga !

Si on peut dire que Pannekoek, partisan des conseils ouvriers, défendait l’idée d’autogestion, bien que le mot n’existât pas à l’époque, on ne peut pas dire la même chose de Bordiga. Il est d’ailleurs curieux de voir les deux noms côte à côte dans cette circonstance. En effet, ceux qui, aujourd’hui, se réclament de la tradition de Pannekoek accusent les bordiguistes d’être des partisans d’une nouvelle forme de capitalisme d’Etat, et ceux qui se réclament de Bordiga accusent les partisans de Pannekoek d’être des démocrates confusionnistes et de vouloir instaurer une gestion du capitalisme par les ouvriers. Il semble difficile de se réclamer de l’un et de l’autre. Après Lénine, il est difficile de trouver un théoricien marxiste dont la pensée est plus éloignée de l’idée d’autogestion que Bordiga. Ce dernier était en outre un chaud partisan de la dictature du prolétariat : dans ses « thèses sur le parlementarisme » présentées au IIe congrès de l’Internationale communiste, on peut lire par exemple : « La classe des exploiteurs étant ainsi privée de tout droit politique, le système de gouvernement et de représentation de classe, la dictature du prolétariat, pourra se réaliser. »

C’est sans doute l’absence de documents présentant de manière contradictoire les positions respectives du marxisme et de l’anarchisme qui conduit Tragtenberg, dans son article « Marx/Bakounine », à prendre « la défense de Marx, rejetant les accusations d’autoritarisme faites par Bakounine à Marx dans la Première Internationale socialiste et critiquant le centralisme existant dans les organisations secrètes que Bakounine lui-même fonda »…

DE L’AUTORITÉ

Il y a une confusion sur la notion d’« autoritarisme », qui est en fait à l’époque synonyme de « bureaucratisme ». Bakounine et ses amis reprochaient au groupe qui contrôlait le Conseil général de l’AIT ses pratiques bureaucratiques. Il serait fastidieux n’énumérer tous les procédés bureaucratiques (« autoritaires ») employés par Marx, Engels et leurs amis. Nous n’en citerons que deux.

1. John Hales, membre du comité anglais de l’Internationale, raconte les déboires qu’il eut avec la bureaucratie de l’organisation :

« Celui qui n’a pas connu le défunt Conseil général ne peut pas se faire une idée de la manière dont les faits y étaient dénaturés et dont les renseignements qui auraient pu nous éclairer étaient interceptés. Il n’a jamais existé de conspiration secrète dont l’action ait été plus occulte que celle de l’ex-Conseil général. C’est ainsi que, lorsque j’étais secrétaire général de ce Conseil, je n’ai jamais connu et je n’ai jamais pu obtenir les adresses des fédérations du continent. Autre exemple : un jour le Conseil fédéral anglais reçut une lettre très importante du Conseil fédéral espagnol ; mais le signataire de cette lettre, le citoyen Anselmo Lorenzo, avait oublié de donner son adresse dans la lettre ; le Conseil fédéral anglais pria alors le citoyen Engels, qui était à cette époque secrétaire correspondant du Conseil général pour l’Espagne, de lui donner l’adresse du Conseil fédéral espagnol : le citoyen Engels refusa formellement. Dernièrement, il nous a fait le même refus à l’égard du Conseil fédéral de Lisbonne. » Le lecteur a bien lu : Hales, qui a été pendant plusieurs mois secrétaire général du Conseil général de l’AIT, ne pouvait avoir accès aux adresses des fédérations sur le continent parce que Engels bloquait l’information [7].

Précisons que Hales n’était absolument pas un bakouninien.

On ne peut pas reprocher à Tragtenberg d’ignorer des documents qui n’étaient sans doute pas accessibles ou traduits. Mais on se met à penser à ce que cet auteur passionné par le phénomène bureaucratique aurait pu écrire s’il avait analysé les pratiques bureaucratiques de Marx et Engels dans l’Internationale.

2. Marx et Engels ont convoqué en septembre 1871, à Londres, une conférence qui a décidé d’exclure Bakounine et James Guillaume de l’Internationale. Les participants à cette conférence ont été convoqués de manière totalement bureaucratique, avec des mandats truqués, falsifiés, et sans les intéressés. Cette conférence n’ayant pas de valeur décisionnelle, un congrès fut convoqué l’année suivante à La Haye, dans les mêmes conditions bureaucratiques. Les exclusions décidées à Londres furent confirmées. La fédération jurassienne récusa cette décision, comme anti-statutaire. Le Conseil général contrôlé par Marx décida alors d’exclure la fédération jurassienne. L’ensemble des fédérations de l’Internationale, sauf la danoise, se rendant compte qu’elles avaient été manipulées, récusèrent elles aussi les décisions de La Haye [8]. Elles furent alors exclues ! Autrement dit, Marx et Engels ont exclu de l’Internationale la quasi-totalité du mouvement ouvrier organisé de l’époque !

En d’autres termes, un chercheur intéressé par le phénomène bureaucratique serait bien avisé d’examiner les pratiques de Marx et Engels.

Quant aux sociétés secrètes de Bakounine, il convient d’éviter une confusion. Il est fréquent d’attribuer à Bakounine des faits qui se sont déroulés avant sa période « anarchiste ». Bakounine ne devint « anarchiste » que vers 1868-1869. Préalablement à cette période, il avait certes la manie des sociétés secrètes, mais il se trouvait dans des pays d’Europe où la liberté de réunion n’existait pas, où elle était férocement réprimée. L’Alliance internationale de la démocratie socialiste, créée le 28 octobre 1868, n’était pas à proprement parler une société secrète puisqu’elle demanda, et obtint, le statut officiel de section de l’AIT. La seule obligation qu’elle se vit imposer fut d’aligner ses statuts sur ceux de l’AIT, ce qui fut fait. C’est en tant que membres de l’Alliance que des militants bakouniniens se rendirent en Espagne et furent à l’origine de l’AIT dans ce pays, dont la CNT fut l’héritière.

L’importance démesurée accordée aux « sociétés secrètes » de Bakounine est la conséquence deux choses : 1. L’obsession paranoïaque de Marx qui voyait la main du révolutionnaire russe partout où un désaccord se manifestait contre lui. 2. La vision unilatérale d’auteurs qui ne connaissent ou ne retiennent que ce que Marx en dit.

La principale pièce du « dossier d’accusation » de Marx pour exclure Bakounine de l’Internationale est un document – en fait un pamphlet – rédigé par Engels, Lafargue et Marx : « L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs », dans lequel il est accusé, lui et l’Alliance, de vouloir détruire l’Internationale. Ce texte ne faisait que reprendre et développer la thèse d’un autre document, une communication confidentielle du Conseil général, « Les prétendues scissions dans l’Internationale ». Franz Mehring, le biographe de Marx, dit à ce sujet que s’il fallait reprendre point par point les éléments de ce pamphlet « afin de vérifier ou d’infirmer l’exactitude des accusations qu’il contient », on aboutirait à un document d’au moins une dizaine de cahiers, travail que Mehring avoue ne pas vouloir faire. « Mais le lecteur ne perd pas grand-chose », ajoute-t-il, précisant que « ce document est très inférieur à tout ce que Marx et Engels ont pu publier » : il « ne consacre pas un mot aux causes internes responsables du déclin de l’Internationale ».

« Ce pamphlet n’a pas de valeur historique, c’est un réquisitoire partial dont le caractère tendancieux éclate à chaque page ; qui plus est, le traducteur allemand a jugé utile d’en rajouter et d’adopter un titre qu’eut envié un procureur général : Complot contre l’Association internationale des travailleurs [9]. »

Dans les documents rédigés par Marx et Engels en vue d’exclure Bakounine de l’Internationale, la présence de l’Alliance revient de façon obsessionnelle et tourne à la paranoïa. Si, comme le dit Mehring, aucun document sérieux n’a pu être produit lors du véritable procès qui sera intenté à Bakounine et à son entourage lors du congrès de La Haye, cette Alliance a cependant réellement existé, mais pas sous la forme qu’imaginaient Marx et Engels. C’était simplement un petit groupe cohérent de militants, d’amis, qui se consacraient entièrement au développement de l’Internationale. L’exemple de l’Espagne est particulièrement frappant.

Bakounine explique dans le Rapport sur l’Alliance que le caractère conspiratif de l’activité du groupe était essentiellement dû au fait qu’il traitait de questions qui pouvaient mettre des militants italiens, français, espagnols en danger, dans des pays « où l’on était loin de jouir de la liberté et de la sécurité personnelle auxquelles on était habitué à Genève ».

« C’est probablement ce demi-secret qui fit accroire à Mrs Duval et Guétat qu’ils avaient été membres d’une société secrète. Ils se trompèrent. C’étaient des réunions discrètes, mais non secrètes. La discrétion nous était commandée par égard pour des hommes qui, en faisant une propagande subversive, couraient le risque d’être emprisonnés tant en Italie qu’en France, mais il n’y avait nulle autre organisation, que celle qui avait été établie par le premier Règlement de l’Alliance, règlement si peu secret que nous l’avions publié nous-mêmes. »

Bakounine ajoute : « Il était entendu entre nous tous qu’on n’irait pas divulguer des correspondances étrangères qui pouvaient compromettre des amis faisant de la propagande dans les pays étrangers ».

LA COMMUNE DE PARIS

Comme beaucoup de marxistes, comme beaucoup d’auteurs ayant lu Marx, Tragtenberg prend à la lettre le discours de Marx sur la Commune de Paris. Selon Ana Paula Paes de Paula, Tragtenberg pense que « ce sont les lectures que Rosa Luxembourg, Korsch et Lukacs firent de l’œuvre de Marx qui sont correctes, car elles indiquent que la dictature du prolétariat ressemble à la structure autogestionnaire de la Commune de Paris ».

La Commune de Paris a été désignée par Engels comme la « forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat » (Préface de 1891 de La Guerre civile en France) mais il s’agit d’un abus de langage. Jamais avant la Commune Marx n’envisage les formes autogestionnaires comme un modèle, et jamais après non plus. La Commune représentait l’exact contraire de tout ce que Marx avait dit avant, comme de tout ce qu’il dira après. Au lendemain de la Commune de Paris, Marx écrivit La Guerre civile en France, un ouvrage où il décrit la Commune en reprenant à son compte le point de vue fédéraliste, alors qu’il haïssait le fédéralisme. Cet ouvrage sert de point d’ancrage à ceux des marxistes qui veulent donner au marxisme une coloration « autogestionnaire » et « libertaire », mais le livre qu’écrivit Marx à cette occasion était parfaitement opportuniste. L’effet de la Commune, dit Bakounine, « fut si formidable partout, que les marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent bien plus : à l’envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé. Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous, tellement la passion que cette révolution avait provoquée en tout le monde avait été puissante [10]. » Les auteurs marxistes passent en général sous silence le fait que dans un premier temps, Marx craignait par-dessus tout que le peuple de Paris se soulève car cela risquait de provoquer un soulèvement populaire comme en 1792 pendant la Révolution française, soulèvement qui avait conduit à l’écrasement des troupes coalisées contre la France révolutionnaire. Marx était littéralement terrifié devant la possibilité d’un tel soulèvement en 1871 car pour lui, une victoire allemande signifiait la victoire de « sa » théorie sur celle de Proudhon et l’hégémonie du prolétariat allemand en Europe.

« La prépondérance allemande transformera en outre le centre de gravité du mouvement ouvrier de l’Europe occidentale, de France en Allemagne ; et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays, depuis 1866 jusqu’à présent, pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la française tant au point de vue théorique qu’à celui de l’organisation. La prépondérance, sur la scène mondiale, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon [11]. »

Pour comprendre la fonction que joua la publication de la Guerre civile en France, il suffit de se reporter à une lettre que Marx écrivit à son ami Sorge, dans laquelle il exprime sa fureur de constater que les Communards réfugiés à Londres ne se sont pas ralliés à lui : « Et voilà ma récompense pour avoir perdu presque cinq mois à travailler pour les réfugiés, et pour avoir sauvé leur honneur, par la publication de La Guerre civile en France. » Ce livre de Marx a beaucoup servi pour tenter de donner au marxisme un petit tour vaguement libertaire – au mépris de tout ce que son auteur a pu écrire par ailleurs.

LA BUREAUCRATIE

Selon l’auteur de l’étude, Tragtenberg pense que « le modèle wébérien ne parvient pas à expliquer des situations telles que le collectivisme bureaucratique ». Elle précise à juste titre que la bureaucratie est une monopolisation du pouvoir politique et économique, « tendant à devenir autonome en tant que puissance au-dessus de la société ». Il n’est pas certain, cependant, que ce soit chez Marx qu’on trouvera une analyse satisfaisante. Lorsqu’on évoque les positions de Marx sur la bureaucratie, on fait surtout référence à ce qu’il en dit dans ses écrits de jeunesse, lorsqu’il est sous l’influence de Hegel – en particulier la Critique de la Philosophie du droit de Hegel. Dans la Guerre civile en France, Marx parle encore de la bureaucratie, cet « ...énorme parasite gouvernemental qui, tel un boa constrictor, enserre le corps social de ses replis multiples, l’étouffe de sa bureaucratie, de sa police, de son armée de métier, de son clergé établi et de son pouvoir judiciaire ». Mais là, la bureaucratie, la police, l’armée, l’Église et le système judiciaire ne sont que des instruments au service du pouvoir : la bureaucratie n’est pas un système en elle-même. On pense évidemment à la bureaucratie soviétique, qui concentrait entre ses mains tous les pouvoirs. Pour Marx, et pour quasiment toutes les écoles marxistes après lui, l’Etat et la bureaucratie restent deux choses distinctes.

Pour Bakounine, la bureaucratie finit par se confondre avec l’Etat, elle devient l’Etat avec sa cascade de hiérarchies constituant ce qu’il appelle le « corps sacerdotal de l’Etat » [12].

Dans la sixième section du Livre III du Capital, Marx évoque bien le cas où les producteurs ont en face d’eux non pas des propriétaires individuels mais l’Etat, qui est « à la fois propriétaire et souverain ». La souveraineté, dit alors Marx, « n’est que la continuation de la propriété foncière à l’échelle nationale ». Marx perçoit parfaitement la possibilité de concentration des moyens de production et du pouvoir entre les mêmes mains ; mais ce cas est limité à l’Asie et correspond à des formes économiques du passé ; il ne peut envisager ce schéma appliqué à la propriété industrielle de l’avenir, pour la simple raison qu’il a tendance à considérer la concentration de cette propriété entre les mains de l’Etat comme le fondement du socialisme.

En effet, la bureaucratie soviétique est un phénomène inédit dans l’histoire, pour lequel la théorie marxiste ne fournit pas de cadre explicatif, ce qui n’est pas le cas de Bakounine [13]. Pour les trotskistes, elle est la conséquence de la « dégénérescence » de la révolution. Mais l’argumentation trotskiste explique l’échec de la révolution, elle n’explique pas la dégénérescence. Pour le trotskisme, la révolution a été trahie. L’URSS reste un Etat ouvrier, mais « dégénéré ». Or une révolution prolétarienne peut résulter des contradictions du régime capitaliste et produire un système qualitativement nouveau (le communisme) ; mais si elle « dégénère », elle ne peut pas, dialectiquement, rester dans un état de dégénérescence permanente, comme a semblé le suggérer le trotskisme pendant des décennies. Elle conduit inévitablement à un système qualitativement différent, qui ne peut pas être un simple retour en arrière (le capitalisme libéral), mais qui n’est pas non plus le communisme : c’est ce quelque chose de différent que le marxisme-léninisme est incapable d’expliquer (sauf à se nier lui-même) ; là se trouve le constat de son échec, puisque voilà une science qui prétend avoir découvert les lois de l’évolution historique (un « bloc d’acier » auquel il n’y a rien à retirer, selon les termes de Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme) et qui se trouve impuissante à expliquer le présent parce qu’il ne cadre pas avec les schémas établis. En Russie, une résolution anarcho-syndicaliste lors du IIe congrès de travailleurs de l’alimentation (17-25 mars 1920) dénonce le pouvoir qui a « complètement déformé l’essence » des soviets pour en faire « les appendices du parti ». La dictature du parti a « peu à peu anéanti la fédération des soviets et l’a remplacée par la bureaucratie des comités exécutifs ».

Il y a un véritable conflit à l’intérieur de la direction communiste, entre l’appareil économique du parti, dont la base sociale reste malgré tout attachée à ses racines prolétariennes, et l’appareil politique représentant une classe en formation, la bureaucratie d’Etat. Bien avant les communistes de conseil, les anarcho-syndicalistes russes ont diagnostiqué la bureaucratie russe comme une classe dominante.

Les analyses que livre Bakounine pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871 constituent une remarquable anticipation du processus qui conduisit à la domination du système bureaucratique en URSS. Il dit en effet que, en cas de révolution :

1. Le prolétariat doit à tout prix trouver les modalités d’une alliance avec la paysannerie.

2. Faute de quoi il sera contraint d’user de la terreur contre cette classe.

3. Ce qui conduira à la constitution d’un énorme appareil administratif conduisant à la domination de la bureaucratie.

L’instauration de la bureaucratie est le prix à payer pour l’échec de la révolution prolétarienne [14]. L’analogie avec la révolution russe est évidente. Par ailleurs, dans une lettre à Ogarev, Bakounine parle même de « bureaucratie rouge ».

CONCLUSION : STRUCTURES HORIZONTALES vs BUREAUCRATIE ?

En conclusion de son étude sur Mauricio Tragtenberg, Ana Paula Paes de Paula fait des commentaires qui ont une étonnante actualité lorsqu’on pense aux événements qui ont mobilisé des centaines de milliers de personnes en Espagne et, d’une façon générale, aux réactions des populations à travers toute la planète face à la mondialisation :

« Compte tenu de ces certitudes, il est pertinent de s’interroger sur l’actualité des idées et des propositions de Tragtenberg dans le monde dans lequel nous vivons. En les confrontant à la réalité dans laquelle nous sommes immergés, il est intéressant d’observer que sa production est extrêmement contemporaine, car dans un contexte de déclin du socialisme réel et de crise du néo-libéralisme, l’anarchisme apparaît comme l’utopie de notre temps. Le mouvement de résistance à la mondialisation et au néolibéralisme a été marqué par certains auteurs (Graeber, 2002) comme un mouvement anarchiste, fondé sur des réseaux horizontaux, sur des principes de décentralisation et de démocratie non hiérarchique, plutôt que sur des structures « top-down » (de haut en bas) comme les États, les partis politiques et les grandes entreprises. »

Une remarque s’impose. Il semble y avoir un consensus dans les milieux universitaires qui abordent la question de l’anarchisme pour ne considérer celui-ci que comme un mouvement qui prône la mise en œuvre de structures horizontales. L’horizontalité est ainsi perçue comme l’« antidote » de la centralisation et de la bureaucratisation, dans la mesure où seules interviennent des organismes de base – en principe peu développés en terme de personnes engagées et en termes de tâches à accomplir. L’horizontalité – ou la décentralisation – perçue comme le contraire de la centralisation, ne constitue en rien un critère anarchiste d’organisation si on en reste là. Le principe anarchiste d’organisation n’est pas la décentralisation mais le fédéralisme. Une militante libertaire suisse, Marianne Enckell, écrit avec beaucoup de pertinence : « Le fédéralisme est constitutif de l’anarchisme depuis la période de l’Association internationale des travailleurs, puisque le courant anarchiste s’affirme là à travers sa critique du centralisme et sa célébration de l’autonomie. » Mais, précise-t-elle, c’est le fédéralisme « qui est l’antonyme de centralisation, et non la décentralisation » [15]. Amédée Dunois, militant anarcho-syndicaliste français, disait au début du XXe siècle : « L’anarchisme n’est pas individualiste ; il est fédéraliste, “associationniste” au premier chef. On pourrait le définir : le fédéralisme intégral [16]. »

Le fédéralisme libertaire, autrement dit le principe libertaire d’organisation, se définit par une double structure, horizontale (géographique) et verticale (par coordination des fonctions techniques), qui fonctionnent conjointement. L’autogestion d’une entreprise ne présente un intérêt que si l’ensemble des entreprises sont autogérées (structure horizontale) et si elles sont coordonnées entre elles globalement (structure verticale). Au risque de surprendre, Proudhon et Bakounine étaient partisans de la décentralisation de la politique (définition des orientations globales) et de la centralisation de l’économie (application des décisions prises).

La méconnaissance d’un certain nombre de principes élémentaires à toute organisation non bureaucratique peut ainsi avoir un effet paralysant : parmi ces principes élémentaires il y a en particulier le contrôle, la révocation et la rotation des mandats.

L’horizontalité – ou la décentralisation absolue – présentée comme l’antidote à la bureaucratie, a incontestablement quelque chose de mobilisateur lorsque se manifeste un ras-le-bol contre les pratiques habituelles des appareils politiques, mais il faut en voir les limites : elle est à terme une entrave à tout développement de la lutte. Ces appareils politiques structurés sont extrêmement bien armés pour récupérer les mouvements que l’absence d’organisation rend extrêmement fragiles.